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Virgile vit deux fois un grossier centurion le chasser de son petit domaine, et il n’échappa un jour à la brutalité du spoliateur qu’en se jetant dans le Mincio. Horace, Tibulle, Properce, furent de même expropriés, et vinrent à Rome, avec une foule d’autres moins illustres, implorer quelque puissant protecteur. Même après le temps des guerres civiles, et quand l’administration impériale eut introduit une administration mieux réglée, le régime des cantonnemens militaires paraît avoir préparé des cadres tout faits pour l’invasion germanique. Aux termes d’une loi d’Arcadius et Honorius, insérée au code théodosien, et qui résume sans doute une série de dispositions antérieures, les soldats romains en quartier avaient à leur disposition, chez tout propriétaire de la contrée, le tiers du domaine. On ne saurait affirmer, faute de textes à l’appui, que lorsque Arioviste, l’adversaire de César, exigeait des Séquanes, ses alliés, un tiers de leurs terres pour ses Suèves, et ensuite un autre tiers pour un contingent d’autres barbares, qui le rejoignaient après coup, ce fût là déjà une imitation de la coutume romaine. Ce que l’on peut croire du moins, c’est que les premiers barbares, Goths et Hérules, venus en Italie avec la condition de mercenaires, lorsqu’ils prenaient, comme on nous dit, un tiers des terres, pouvaient bien paraître ne réclamer que ce qui leur était dû comme à des troupes romaines en cantonnement. La transition se marque par de curieux traits au sud de la Gaule. Paulin de Pella, dans le poème que nous avons cité plus haut, montre bien qu’on y était fort habitué à ces billets de logement ; il nous dit même qu’au milieu de ces temps troublés ce pouvait être quelquefois une garantie contre les excès d’une soldatesque insolente que d’avoir chez soi un hôte barbare. Il lui arriva un singulier épisode. Il était à Marseille, triste et ruiné, pleurant la perte de son domaine, quand un messager lui apporta une somme d’argent qu’un de ces Visigoths lui envoyait en échange d’une petite maison voisine de Bordeaux, que ce barbare voulait acquérir légitimement de lui. La somme, nous dit Paulin, était bien loin de représenter la valeur ; mais il ne refusa pas ce faible dédommagement d’un désastre contre lequel il ne pouvait d’aucune façon réclamer ; cela l’aida quelque peu à payer ses dettes. Voilà une de ces exceptions qui, à nos yeux, confirment la règle ; de tels détails nous représentent exactement la bizarre et cruelle époque de transition par laquelle commença la vraie conquête. La violence en était l’élément quotidien ; toutefois elle ne s’exerçait pas toujours par la dévastation et la force brutale : une prétendue légalité tournait en spoliation inévitable et régulière les traditions mêmes et les procédés du gouvernement romain. Les barbares, au nom de leurs traités avec l’empire, réclamaient le droit de cantonnement sur une partie de chaque domaine prin-