Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Que fallait-il faire ? A persister dans le projet de sortie par la basse Seine, on courait le risque de paraître tourner le dos à l’armée de la Loire, de n’être pas compris par l’opinion, par cette terrible opinion que le gouvernement craignait et suivait au lieu de la diriger. Transporter soudainement de l’ouest à l’est, comme on allait le faire, tous les moyens d’action accumulés dans la presqu’île de Gennevilliers, renoncer à une opération qu’on préparait depuis six semaines, au succès de laquelle on croyait, c’était dur ; c’était d’autant plus dur pour le général Trochu, pour le général Ducrot, qu’on n’avait, à bien dire, aucune donnée précise ni sur les vraies conditions dans lesquelles avait été livrée la bataille de Coulmiers, ni sur les forces réelles de l’armée d’Orléans, ni sur cet élément inconnu représenté par l’arrivée du prince Frédéric-Charles, qu’on savait en marche sur la Loire. On ne savait rien ou presque rien. Les dépêches de M. Gambetta, qui se succédaient d’abord pendant quelques jours, et que le gouvernement ne livrait pas entièrement au public, étaient plus enthousiastes que décisives. Il était très difficile de démêler la vérité, et ici surtout éclate pour la première fois une des plus poignantes, une des plus dangereuses contrariétés du siège, l’impossibilité de s’entendre sérieusement entre Paris et la province, l’incertitude, le décousu, l’intermittence de ces communications par des ballons livrés aux inconstances de l’air ou par des pigeons qui n’arrivaient que lorsque le mauvais temps ne les arrêtait pas dans leur voyage.

On en était là effectivement depuis deux mois. On vivait sur des communications qui risquaient d’être trompeuses de bien des manières. Il y avait des ballons qui tombaient dans les lignes prussiennes ou qui allaient atterrir en Norvège, à Christiania. Il y a eu des pigeons qui ont mis quinze jours et jusqu’à vingt-six jours pour venir s’abattre à Paris. Les nouvelles qu’on recevait n’étaient plus vraies souvent lorsqu’elles arrivaient. Le général Trochu a eu certes quelque raison de le dire à ceux qui s’étonnent de tout : « vous imaginez-vous toute une guerre, tout un long siège reposant sur de tels moyens ? » Il en résultait, à mesure que le temps s’écoulait, un des phénomènes les plus étranges et les plus dramatiques de cette époque de malheur, une véritable dissonance d’impressions, d’opinions, de jugemens, d’action, par l’incohérence ou le retard des renseignemens, par cette séparation violente dans des circonstances où l’unité d’efforts eût été si nécessaire. On finissait par ne plus s’entendre et par ne plus se comprendre. C’est ce qui s’était vérifié d’une façon saisissante, on va le voir, dans cette affaire des opérations militaires à combiner entre Paris et la province vers la mi-novembre, et ici la confusion avait une bien autre gravité que dans des questions de politique.