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terminée, quand le conseil municipal est en deuil d’un de ses membres qui va passer devant un conseil de guerre ! Pouvait-on proposer à Paris, à ce Paris républicain et démocratique, une semblable incartade ? Nos municipaux radicaux n’en revenaient pas. Heureusement la conférence où la question a été d’abord soulevée n’avait qu’un caractère tout officieux, nos radicaux n’étaient qu’en minorité, et ils ont trouvé leur première punition dans les railleries du public dès qu’on a connu la manière dont ils entendaient la politesse. Le mal pouvait se réparer : on n’avait pas compromis encore le renom d’hospitalité de la première ville de France, et le conseil municipal tout entier, saisi d’une proposition régulière, s’est hâté de voter les fonds nécessaires, comprenant bien que Paris commencerait par payer les frais des fantaisies démocratiques de quelques-uns de ses membres, et que d’ailleurs sous ces questions d’étiquette, de réceptions royales, se cachent souvent les plus sérieux intérêts nationaux. Le shah de Perse sera donc reçu comme il doit l’être à Paris aussi bien qu’à Versailles. On lui montrera la grande capitale dans ses splendeurs ; on lui donnera le spectacle d’une revue au bois de Boulogne ; on regardera ses diamans, on verra passer l’image de ce prince oriental comme une apparition fantastique ; mais il ne faut pas s’y tromper, ce n’est plus le temps des Mille et une Nuits, ni même des Lettres persanes.

La réalité se mêle partout à la légende. Lorsque Nasr-ed-Din est arrivé à Londres au palais de Buckingham, il a été tout d’abord conduit dans un appartement où était monté tout un appareil télégraphique, et avant de s’endormir, il a pu avoir des nouvelles de Téhéran, La Perse aujourd’hui, comme tout l’Orient, s’ouvre au grand mouvement humain. Le gouvernement du shah vient de signer avec un simple particulier, le baron Reuter, un traité concédant un chemin de fer de la mer Caspienne au Golfe Persique, sans parler d’une multitude d’autres travaux. On parle d’une ligne qui conduirait de Russie à Téhéran, tandis qu’un de nos compatriotes toujours infatigable, M. de Lesseps, se met à la tête d’un chemin destiné à percer l’Asie centrale, à mettre en communication les possessions russes et les possessions anglaises. C’est ainsi que de toutes parts, en Orient comme dans le vieux monde, la légende moderne du travail et de l’industrie se substitue aux vieilles légendes de la poésie, et l’hospitalité offerte à ce prince qui va venir à Paris est encore un moyen de ménager à la France une place préférée dans ce grand mouvement qui s’accomplit.

ch. de mazade.

Le directeur-gérant, C. Buloz.