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M. Estevanez est sorti on ne sait d’où, il a été un peu capitaine, un peu aventurier, un peu agitateur, affectant une certaine originalité d’allures et de langage qui lui a valu une popularité équivoque. On l’avait fait dans ces derniers mois gouverneur de Madrid, et il était quelque peu soupçonné de jouer un jeu assez singulier, de s’entendre avec les émeutiers pour amener des désordres, et avec les conservateurs pour réprimer les agitations. Il était devenu tout récemment ministre de la guerre, et déjà on voyait en lui un futur dictateur lorsqu’il a été brusquement et rudement pris à partie dans les cortès par un officier, le général Socias, qui était, il y a quinze jours, commandant de Madrid, et qui a été destitué à la suite de la crise où a disparu M. Figueras. Le général Socias a fait une charge à fond sur son ministre, il a dévoilé le double jeu qu’il jouait, et il a fini par dire quelque chose de mieux qu’il devait savoir comme ancien directeur de l’infanterie : c’est que M. Estevanez, présentement ministre de la guerre, était un ex-capitaine déserteur de l’armée de Cuba. Pour le coup, M. Estevanez a été quelque peu désarçonné, il n’a plus su comment s’en tirer, il en est venu à dire que ce fait prouvait seulement qu’il pouvait être « un mauvais officier » ou qu’il n’avait point « la vocation pour cette carrière ! » Et voilà l’homme dont on faisait un ministre de la guerre, sans doute pour mieux réaliser le programme d’ordre et de discipline développé par M. Pi y Margall !

Notez qu’à chaque instant les soldats désertent, chassent leurs généraux ou tuent leurs colonels, comme c’est arrivé récemment en Catalogne. À Séville, les volontaires se révoltent, s’emparent de l’arsenal de la marine, et on explique la chose discrètement en disant qu’on va envoyer des forces, que l’ordre va être rétabli. À Madrid même, il y a une échaufîourée mal définie où l’alcade a, dit-on, été tué. À Barcelone, il s’est formé une espèce de comité de salut public qui proteste contre les velléités de répression manifestées à Madrid à l’égard des soldats mutins et meurtriers. Chaque jour, partout, le mal fait des progrès. C’est ainsi probablement qu’on espère combattre efficacement les carlistes, qui profitent, bien entendu, de cette désorganisation universelle et croissante. Les carlistes ne remportent peut-être pas autant de victoires qu’ils le disent ; ils n’éprouvent pas non plus autant de défaites que le dit le gouvernement de Madrid pour se rassurer lui-même, et rien ne prouve mieux la gravité de la situation que le bruit, accrédité un instant, de la prise du général Nouvilas et de ses troupes par les insurgés. Si Nouvilas n’a pas été pris, il n’a certes pas réussi de son côté à prendre les chefs carlistes. La seule chose bien claire, c’est que ceux-ci occupent presque entièrement les provinces du nord ; ils vont jusqu’à l’Èbre, jusqu’à Miranda, ils parcourent en maîtres le Guipuzcoa, la Biscaye, la Navarre. Le curé Santa-Cruz s’est passé tout récemment la fantaisie d’établir des timbres-poste à l’effigie de don Carlos, et il vient de rendre un arrêté, dont l’exécution est confiée aux alcades et aux curés, pour ex-