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derniers jours sont arrivés ; nous ne pourrons sauver nos têtes pécheresses. »

Le vrai peuple de Moscou, dans ces cruelles circonstances, fit preuve de qualités morales dignes d’admiration. De pauvres mougiks, apprenant la défaite des Russes, déclaraient que leur place n’était plus dans une ville qu’allait souiller la présence de l’ennemi, et, abandonnant leur chaumière à l’incendie, leur misérable avoir au pillage, ils s’en allaient sur les grandes routes, à la grâce de Dieu, disposés à marcher « tant que leurs yeux verraient devant eux. » D’autres, fuyant devant les flammes, emportant leurs parens sur les épaules, n’éprouvaient qu’un sentiment dans leur ruine totale : celui d’une résignation absolue aux volontés d’en haut. On admire les vieux sénateurs romains qui, assis sur leurs chaises curules, attendirent avec intrépidité les coups de l’ennemi : des femmes de simple condition, à Moscou, égalèrent ces demi-dieux de l’aristocratie latine par la sérénité auguste de leur mort volontaire. « Quand notre propriétaire Poliakof fut prêt à partir, raconte la vieille Anna Grigoriévna, sa mère lui dit : — Pars avec ta femme ; moi, je reste ici, j’ai passé ma vie dans cette maison ; je ne veux pas en sortir. — Il se mit à la supplier, se jeta à ses pieds. La bonne femme répondit toujours : — J’aime mieux mourir que de partir. — Il vit qu’il n’y avait rien à faire, et s’en alla avec sa femme… Quant à notre tour nous fûmes prêts, nous courûmes chez la vieille Poliakof. Elle était debout devant son armoire à icônes, et allumait une lampe devant les images. Elle s’était habillée comme pour une noce, tout en blanc et sur la tête un mouchoir blanc. Nous lui disons : — Que faites-vous là, grand’ mère ? Ne savez-vous pas que le feu est à la maison ? Nous allons ramasser au plus vite vos effets, et nous partirons sous la garde de Dieu : nous sommes venus vous chercher. — Elle répondit : — Je vous remercie, mes pigeons, de ne m’avoir pas oubliée ; mais j’ai passé ma vie dans cette maison, et je ne veux pas en sortir. Quand j’ai vu qu’elle brûlait, j’ai revêtu ma chemise de noces et je me suis habillée pour mes funérailles. Je vais me mettre à genoux : quand la mort viendra, elle me trouvera en prière ; je suis prête. — Nous voulûmes lui faire entendre raison : — Pourquoi donc allait-elle au-devant d’une mort si cruelle, quand le Seigneur lui envoyait du secours pour la sauver ? — Je ne brûlerai pas, répondit-elle ; je serai étouffée avant que le feu ne m’atteigne. Partez, il n’est que temps, la maison est pleine de fumée. Allez, et que Dieu vous conduise ! — Nous l’embrassâmes en sanglotant. Elle nous donna à tous sa bénédiction, et ses yeux se mouillèrent de larmes. — Pardonnez, dit-elle, à une pauvre pécheresse les torts qu’elle a pu avoir envers vous, et, si