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noir et lui couvrit le visage du voile noir. Le capitaine, au moment de passer, se douta de quelque chose. Il alla tout droit à elle, leva le voile, sourit et dit qu’elle était fort jolie. Par malheur, il y avait là un gamin de douze ans, fils d’un gardien, qui bêtement se mit à dire : — Il y en a deux autres là-dessous qui soit encore plus jolies. — Et il montrait le plancher!.. Sara Nicolaévna racontait plus tard qu’elle avait pensé mourir de peur; mais, grâce à Dieu, le Français ne comprit pas, et passa son chemin. »

Les anciennes imaginaient encore de cacher le visage et la chevelure des jeunes sous des linges tachés de sang, pour faire croire qu’elles étaient blessées, et lorsqu’une idée de ce genre venait à germer dans quelqu’une de ces vieilles têtes, ce trait de génie semblait suffire à tous les cas. Alors on enveloppait de chiffons la figure de toutes les religieuses de dix-huit à trente-cinq ans. Les Français ne manquaient pas de trouver suspecte une épidémie qui se manifestait avec des caractères si particuliers. Moitié curiosité, moitié taquinerie, ils voulaient voir. « Au commencement, dit un autre témoin, quand les Français vinrent chez nous, les vieilles religieuses tinrent conseil au sujet des jeunes : elles résolurent de les coucher dans un lit, comme si elles eussent été malades. Ma mère coucha donc ma sœur et lui entoura la tête de mouchoirs, si bien qu’on ne lui voyait plus que le nez et les yeux. On étouffait dans la cellule; ma pauvre sœur se mourait d’ennui. — Mère, disait-elle, permets au moins que je m’asseye près de la fenêtre. On ne me verra pas. — Ma mère répondait : — Dieu t’en préserve ! Reste couchée, ils sont venus pour examiner les cellules; bien sûr qu’ils entreront ici. Aie soin de fermer les yeux. — Au même moment, ils arrivèrent et se mirent à regarder partout... Ils vinrent près de ma sœur. Ma mère leur dit : — Elle bobo! bobo! oh! — et porta la main à sa tête pour leur faire entendre que ma sœur était sans connaissance. Ils se mirent à rire et dirent entre eux je ne sais quoi. Il y avait par hasard chez nous une religieuse qui comprenait le français, quoiqu’elle fût de basse naissance; mais elle avait longtemps demeuré chez son maître. Elle dit tout bas à ma sœur : — Attention, Marie! S’ils viennent te taquiner, ne bouge pas. Ils disent que c’est sans doute une farce qu’on leur fait, et que toutes les jeunes religieuses sont comme cela. — Un des Français s’approcha en effet, et fit mine d’enlever les mouchoirs qui enveloppaient la tête de ma sœur. Elle resta immobile, comme si elle n’eût eu le sentiment de rien. Ma mère s’inclina devant eux et les pria de ne pas déranger une malade. Je ne sais s’ils la crurent vraiment, mais ils sortirent. »

Nicétas, dans son récit de la prise de Constantinople par les croisés de 1204, raconte que, fuyant avec sa femme et sa fille, il eut soin de barbouiller leurs visages de boue et de poussière, afin