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qui protégeait de son mieux la parure de leurs églises. Nos alliés de la Vistule, en leur qualité de Slaves, n’avaient pas de peine à se faire entendre des Russes, et, quand on peut s’expliquer, on est plus disposé à se bien traiter. Nos Français, comme les Gaulois de l’antiquité, qui tiraient la barbe aux sénateurs romains, se laissaient parfois aller à leur curiosité et à leur pétulance naturelles; sans le vouloir, il leur arrivait de froisser les sentimens religieux des Moscovites; il suffisait d’un mot ou d’une larme pour les ramener à de meilleurs sentimens. « Deux Français, raconte encore André Alexiéef, vinrent un jour chez moi. Le dîner n’avait rien de luxueux : de misérables choux que la maman avait fait bouillir, et des beignets d’orge cuits par elle; mais nos hôtes ne se firent pas prier. Ils commençaient à souffrir, toutes leurs provisions étaient épuisées. Puis ils s’approchèrent de l’icône, dirent entre eux je ne sais quoi, et se mirent à rire en la montrant. L’un d’eux tira son sabre, et frappa la tsarine des cieux à l’œil droit. Aussitôt je me signai, je levai les mains au ciel, je leur montrai que c’était notre icône, que c’était devant elle que nous faisions notre prière. La mère pleurait amèrement. Ils me regardèrent, puis regardèrent la bonne femme, et, quand ils virent qu’elle pleurait, ils dirent: Pardone! et s’en allèrent. Voilà ce que j’appelle de la conscience.»

Comment nos pauvres soldats, venus à Moscou du fond de la Bretagne et de l’Auvergne, auraient-ils pu se rendre compte des sacrilèges qu’ils commettaient tous les jours dans les églises grecques? Plus d’une fois on les vit suivre avec une vive curiosité la longue et dramatique liturgie orthodoxe. Ils se comportaient décemment, le shako à la main, dévorant des yeux ce spectacle inconnu, ces promenades répétées du pope par les portes de l’iconostase, se poussant seulement du coude et échangeant de temps à autre des sourires et des chuchotemens; mais, quand ils trouvaient l’église déserte, ils y faisaient leur ménage comme dans une maison ordinaire. Les Moscovites eux-mêmes s’étaient réfugiés après l’incendie dans les temples de pierre qui avaient échappé au désastre. Qui songerait à reprocher aux malheureux vainqueurs, pas plus qu’aux malheureux vaincus, cette profanation involontaire? « Ils se couchaient dans le sanctuaire, nous dit une religieuse, ils mangeaient sur l’autel. Dans l’église de l’hôpital, il y avait une grande icône, représentant les apparitions de la mère de Dieu, peinte sur bois et sans garniture; une de nos vieilles l’avait achetée de ses propres deniers et en avait fait don à l’église. Les Français l’avaient détachée de la muraille et s’en servaient en guise de table. Quand la donatrice vit qu’ils mettaient leurs shakos et qu’ils déposaient leurs sabres sur son icône, elle se mit à crier : — Boje moi, Boje moî (Mon Dieu, mon Dieu), qu’ont-ils fait, les païens! —