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nous ceux-ci, — et ils montraient le cocher et le laquais. — Mais, dit-elle, je ne puis vous donner mon cocher! Qui conduira la voiture? — Cela ne nous regarde pas. Montez vous-même sur le siège. Nous, nous gardons ces deux gaillards. — Et ils entouraient la calèche. Soudain le cocher fouetta son attelage, la foule s’ouvrit de force; les quatre chevaux vigoureux emportèrent au galop la dame vraie et la fausse dame. »

L’incendie commença presque aussitôt après l’entrée des Français. Un fait qui a frappé tous les témoins, c’est la rapidité avec laquelle se répandit l’incendie. Au commencement, les Russes eux-mêmes ne se doutaient pas de ce qui les attendait. Le feu éclatait ici ou là; mais n’avait-on jamais vu d’incendie à Moscou? Ils ne tardèrent pas à remarquer des choses suspectes. « Quand les incendies commencèrent, raconte le serf des Soïmonof, nous eûmes une belle peur. On disait que c’étaient les nôtres qui brûlaient Moscou pour empêcher Bonaparte d’y entrer. Est-ce vrai? est ce faux? Je n’en sais rien; ce que je sais, c’est que ce sont bien eux qui mirent le feu à notre maison. L’incendie était encore bien loin de nous lorsque tout à coup notre maison flamba à l’extérieur. Par bonheur, l’on s’en aperçut à temps, et on réussit à l’éteindre.»

Partout les maisons embrasées s’écroulaient en faisant jaillir des tourbillons de fumée et d’étincelles; les glacières, les pièces d’eau et les puits se desséchaient sous l’action du feu. Les plaques de tôle qui recouvraient les maisons, subitement dilatées par la chaleur, s’arrachaient de leurs ferremens avec une force de projection formidable et franchissaient parfois toute la largeur de la Moscova. On était perdu, si l’on s’aventurait dans certaines rues : entre les deux lignes de maisons en flammes, la respiration manquait; on était aveuglé par la fumée ou les cendres, ou accablé . par une pluie de débris. On vit de pauvres femmes s’affaisser sur le pavé brûlant et se trouver aussitôt ensevelies sous les cendres et les tisons. « Nous tournâmes vers Saint-Jean-le-Précurseur, dit le même narrateur, mais la frayeur nous avait mis hors de nous. Les poutres embrasées roulaient au milieu de la rue, c’était comme une pluie de flammèches; les plaques de fer dégringolaient des toits, une chaleur à ne pas pouvoir respirer, le pavé était rouge et brûlait les pieds. Quand nous arrivâmes près de l’église Saint-Jean, le clocher était déjà en flammes : la cloche s’en arracha et tomba avec fracas auprès de nous. Nous, les enfans, nous poussions des hurlemens d’épouvante. Je ne puis vous raconter en quel état j’étais : il me sembla d’abord que la chute de cette cloche m’avait écrasé. Notre cheval prit frayeur et se mit à renifler et à faire des sauts de côté. Quelqu’un dit : — Si nous retournions? — Mon père répondit : — Non ! il vaut toujours mieux aller en avant. En l’honneur de quel