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général-gouverneur se tint derrière lui. Platon était en manteau violet et en klobouque blanche[1]. La frayeur se peignait sur le pâle visage du vieillard. Après la prière, à laquelle il prit part en qualité d’officiant, un diacre se tint debout à ses côtés pour parler en son nom, car Platon n’avait pas la force de faire entendre sa voix. Le pasteur suppliait le peuple de ne pas s’agiter, de se soumettre à la volonté de Dieu, d’avoir confiance en ses chefs, et promettait de prier pour lui. Pendant ce discours, le métropolite pleurait. Son aspect vénérable, ses larmes, ce discours prononcé par la bouche d’un autre, agirent fortement sur la foule ; on n’entendait de toutes parts que des sanglots. — Monseigneur désire savoir, continue le diacre, si vraiment il a réussi à vous persuader. Que ceux qui promettent d’obéir se mettent à genoux. — Tout le monde s’agenouilla. Le vieillard fit le signe de la croix sur toutes ces têtes inclinées devant lui; alors le comte Rostopchine s’avança, se retourna à son tour vers la multitude et dit : — Puisque vous vous êtes soumis de si bon gré à la volonté de l’empereur et à la voix du vénérable pontife, je viens vous annoncer la faveur de sa majesté. Pour preuve qu’on ne vous livrera pas désarmés à l’ennemi, elle vous permet de piller l’arsenal : votre salut sera dans vos mains. — Merci ! que Dieu donne au tsar de longues années! s’écria le peuple d’une voix de tonnerre. — Mais, continua Rostopchine, on vous donne les armes à une condition : c’est que l’enlèvement se fera en bon ordre; vous entrerez par la porte de Saint-Nicolas, vous sortirez par celle de la Trinité; je vais faire ouvrir l’arsenal. — Sur un signe du comte, sa calèche et le carrosse du métropolite s’avancèrent vers la tribune; chacun monta dans son équipage. La foule, après avoir reconduit Platon, revint chercher les armes. Déjà l’arsenal était ouvert; on avait posé des sentinelles aux portes de Saint-Nicolas et de la Trinité. Le pillage dura plusieurs jours dans un ordre parfait; quelques-uns prirent autant de sabres et de fusils qu’ils en pouvaient porter. Une grande partie des fusils n’avaient pas de chiens, les sabres étaient rouillés, en outre personne n’avait de poudre; mais on ne prit garde à ces inconvéniens. »

Rostopchine, plusieurs jours avant la bataille, avait fait placarder une proclamation où il répondait «sur sa vie que l’ennemi n’entrerait pas à Moscou. » Même après Borodino, quand les blessés de l’armée russe encombraient déjà la capitale, il affichait un extrait du rapport de Koutouzof, où le généralissime déclarait que la bataille avait été chaude et sanglante, mais qu’il avait conservé ses positions, et que la lutte allait recommencer. Koutouzof trompa tout le monde en cette occasion : le tsar, la nation, Rostopchine

  1. Bonnet cylindrique à l’usage du clergé régulier, noir pour les moines, blanc pour les métropolites.