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que ces deux pays sont très rapprochés du lieu d’embarquement. C’est à ce mensonge qu’il faut attribuer les grandes tueries de coulies que plusieurs capitaines ont été contraints d’exécuter pour sauver leurs navires et leurs équipages. Si, après quelques jours de route, le bâtiment qui transporte les émigrans est obligé, comme le fut la Maria-Luz, de faire relâche dans un port quelconque, si par-dessus les bastingages ou les grilles des sabords les infortunés émigrans aperçoivent au loin une île verdoyante de l’Océanie ou une montagne bleue du continent américain, ils se croient au terme du voyage, et demandent à quitter le navire à tout prix. Nous avons raconté déjà[1] comment en rade de Manille quatre cents coulies, qui se croyaient arrivés à La Havane, s’étant soulevés parce qu’on ne les faisait pas descendre à terre, furent enfermés par l’équipage du Waverley dans l’entre-pont, où, faute d’air, ils périrent asphyxiés. Nous pourrions citer vingt cas semblables et d’autres où le feu a été mis à bord par les passagers exaspérés, s’il y avait intérêt à multiplier les récits de ces horribles drames.

Quand le coulie a donné sa signature en présence d’un petit mandarin auquel il est alloué une gratification légère, on l’habille entièrement à neuf. Le costume ne vaut pas 5 francs, car il ne se compose que d’un pantalon écourté jusqu’aux genoux et d’une veste sans manche en cotonnade bleue. Le coulie reçoit alors également les 4 piastres qui lui ont été promises aussitôt que sa signature se trouvera au bas du contrat. Dès que les racoleurs ont pu réunir 20 émigrans, ces derniers sont liés les uns aux autres comme les grains d’un chapelet, puis dirigés sur Macao, territoire portugais et tout à fait en dehors de la juridiction chinoise. Là, s’ils sont débarrassés de leurs liens, on les emprisonne au plus vite dans ce qu’on appelle des baracouns. Ce sont des voûtes d’anciens palais, des caves immenses dont l’entrée est fermée par une claire-voie composée de bambous énormes. Quoique simplement couchés sur le sable, les coulies sont bien nourris et reçoivent journellement la visite d’un médecin. Chinois comme eux. Malheureusement, en Chine comme en Europe, le temps paraît affreusement long aux prisonniers, et les coulies désœuvrés s’ennuient à mourir. On les autorise alors à dépenser comme bon leur semble les à piastres qu’ils ont en poche, on les pousse même à se distraire par le jeu, à fumer de l’opium, mais toujours sans sortir des baracouns. Or 4 piastres durent peu dans les mains d’individus qui n’ont d’autre préoccupation que celle de jouer, manger et dormir. Aussi, lorsque l’heure de l’embarquement définitif est arrivé, si un coulie voulait rompre

  1. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1871, le Tour du monde en cent vingt jours.