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là où elles auraient pu surgir, ménageant à la France l’estime du monde et des sympathies réelles, contenant les impatiences des partis dans un pays malheureusement dévoré par l’esprit de parti. Tout cela, c’est quelque chose pour accréditer un homme aux yeux de l’Europe, qui ne voit que les résultats sans avoir à se préoccuper des misères de nos luttes. Ce qu’on voyait de loin en M. Thiers, c’était l’habile et ingénieux réparateur, le politique occupé à replacer la France dans une attitude d’indépendance raffermie et rassurante pour tous, sans être menaçante pour personne. Survient un gouvernement déplaçant les rapports des partis, arrivant au pouvoir avec un surnom de guerre à l’intérieur, avec des alliés compromettans, qui, si on les écoutait, conduiraient à des complications de toute sorte. Naturellement on attend que ce gouvernement nouveau produise ses titres, ses lettres de créance. Le ministère l’a bien senti, et ce qu’il a trouvé de mieux a été de déclarer aussitôt que rien ne serait modifié dans la politique extérieure du dernier gouvernement. Pour éviter les déplacemens diplomatiques qui auraient pu avoir des inconvéniens, il a prudemment adopté pour règle de conduite qu’on ne ferait aucun changement, sauf là où une démission laisse un poste à occuper. M. le duc de Broglie y a joint les déclarations les plus tranquillisantes dans ses premières conversations avec les ministres étrangers, des circulaires destinées à expliquer le caractère conservateur de la révolution du 24 mai.

Certainement ce n’est pas par des déclarations de politique conservatrice que M. le duc de Broglie inquiétera beaucoup l’Europe. La question est toujours de savoir quelle est cette politique conservatrice, sur quoi elle s’appuie, comment on a l’intention de la pratiquer, quelle forme elle doit prendre ou quelles conséquences on veut en tirer dans les relations extérieures de la France. C’est ici surtout qu’on s’exposerait à ne rien gagner, qu’on risquerait de tout perdre en se laissant aller à de fausses démarches, à des paroles peu mesurées, ou même en se fiant un peu trop à cette pensée ingénue que la « politique résolument conservatrice » peut être pour un gouvernement un titre particulier aux yeux de l’Europe d’aujourd’hui. Notre nouveau ministre des affaires étrangères a une occasion naturelle de montrer sa prévoyance et son habileté en parlant peu, en faisant le moins de circulaires qu’il pourra, en se renfermant dans la seule politique possible, que nous n’avons pas même un grand mérite à suivre, puisqu’il n’y en a pas d’autre, — la politique de réserve, d’abstention, de « recueillement, » comme on disait autrefois pour la Russie. M. le duc de Broglie doit en être persuadé plus que personne. Ce qu’on a fait avant lui, il le fera, il le continuera, sachant bien que dans les conditions où est la France, tant que notre territoire n’est pas libre et même après qu’il sera libre, la meilleure diplomatie est celle qui fait le moins parler d’elle. Il n’y a pas de ministère, si « résolument conservateur » qu’il soit, qui pût tenir une heure,