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procès qui s’engendraient l’un l’autre, il avait dû faire des sacrifices ; mais, malgré le dédain avec lequel ses adversaires affectent de parler du résultat de ses poursuites, ce temps n’avait point été perdu. Dans ces épreuves, non-seulement le jeune homme avait trempé son âme et sa volonté ; il s’était de plus habitué à combattre, au nom de la justice et du droit, les vices de son temps. Les Grecs ont de bonne heure aimé l’argent : les hommes de ce siècle y tenaient plus encore que ceux du précédent. C’était pour devenir plus riches que les tuteurs avaient oublié les promesses jurées près du lit d’un mourant ; c’est pour jouir de leur fortune et travailler à la grossir que les contemporains de Démosthène négligent leurs devoirs civiques, et, quand ils sont contraints à la guerre par Philippe, se font remplacer à bord de leurs escadres par des mercenaires. Ce lâche amour du lucre et du plaisir qui endort la conscience, Démosthène en a souffert tout d’abord dans ses intérêts privés ; c’est dans sa propre cause qu’il en a senti et signalé pour la première fois l’action pénétrante et corruptrice. Plus tard, homme d’état et orateur politique, il trouvera dans cette secrète et profonde maladie morale le principal obstacle à ses desseins. Ce qui fera le timbre et l’inimitable accent de son éloquence, ce sera l’indignation avec laquelle il luttera contre les sophismes de l’intérêt et de la peur ; parfois même il les fera taire à force de chaleur et de sincère passion.

Ce qui n’a pas été pour Démosthène un moindre avantage, c’est qu’il fut pendant ses premières années de jeunesse préservé, comme par force, de toute dissipation. Dès lors Athènes tendait à devenir surtout une ville de plaisir ; elle était déjà presque aussi renommée par ses cuisiniers que par ses écrivains et ses artistes. C’était toujours un centre politique important, une des trois premières cités de la Grèce, c’était même encore la capitale intellectuelle du monde hellénique ; mais cette louange ne lui suffisait plus. Les poètes comiques la célébraient maintenant comme la métropole des gourmets et le rendez-vous des viveurs qui voulaient manger leur argent en bonne compagnie. C’était à Athènes que l’on trouvait le meilleur poisson, que l’on dégustait les sauces les plus savantes ; c’était entre Athènes et Corinthe que se partageaient les courtisanes les plus célèbres. Avait-on, dès sa jeunesse, pris goût à ces voluptés, il était bien difficile ensuite de s’en détacher. Tout au moins on y perdait l’habitude du travail, on y laissait passer sans retour l’heure des sévères et fortes études. Il en était beaucoup et des mieux doués qui payaient plus cher encore cette séduction ; ils s’accoutumaient à satisfaire tous leurs caprices, toutes leurs passions : aussi ne leur fallait-il pas longtemps pour se ruiner à ce jeu. On tenait pourtant,