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La situation devenait terrible. Alors M. Thiers, pénétré des malheurs qui accablaient la France et qui pouvaient grandir encore, s’interrogeant dans son patriotisme, se demandait s’il ne vaudrait pas mieux accepter l’armistice, fût-ce sans ravitaillement, et même s’il ne faudrait pas faire de cet armistice le préliminaire de la paix. Il sondait aussitôt M. de Bismarck et il proposait de se rendre lui-même à Paris, chose dont le chancelier le détournait fort en lui disant qu’il ne sortirait pas « des mains des furieux qui dominaient la capitale. » Le plénipotentiaire français ne s’arrêta pas à cela, dans tous les cas on pouvait éviter le danger, et le lendemain M. Thiers se rencontrait au pont de Sèvres, sur la rive française, avec M. Jules Favre et le général Ducrot, que le gouverneur de Paris avait délégué pour le remplacer. Les trois interlocuteurs se réunirent dans une pauvre maison éprouvée par la guerre. Là M. Thiers exposa la situation. Il ne cacha pas qu’il serait désormais impossible d’obtenir un armistice avec le ravitaillement de Paris. Il avoua que la paix, la seule paix possible serait dure : on ne la ferait qu’en cédant l’Alsace et en payant 3 milliards ; plus tard il faudrait céder la Lorraine avec l’Alsace et payer 5 milliards ! M. Jules Favre ne se sentait pas en mesure de faire accepter à Paris un armistice sans ravitaillement. Le général Ducrot à son tour disait à M. Thiers qu’il croyait assez connaître le gouverneur de Paris pour être certain qu’il n’accepterait pas les conditions qu’on proposait. « Nous avons des armes, ajoutait-il, nous avons des munitions, nous avons des vivres, notre devoir est de résister tant que nous pourrons, pour donner à la France la possibilité et les moyens de se lever. Permettez-moi de vous dire que, si les ruines matérielles du pays en sont augmentées, les ruines morales diminueront dans la proportion inverse. Nous sommes aujourd’hui sous le coup des honteux désastres de Sedan et de Metz ; eh bien ! la défense de Paris peut nous relever de ces hontes… Dans tous les cas, nous aurons fait notre devoir. »

Dès lors il n’y avait plus rien à dire ; on se séparait tristement. M. Jules Favre et le général Ducrot rentraient à Paris. M. Thiers revenait à Versailles pour reprendre peu après le chemin de Tours. Ainsi la journée du 31 octobre avait rendu tout armistice impossible, et, après cette crise redoutable des affaires du siège, il ne restait plus qu’à poursuivre la lutte pour retrouver une victoire à laquelle nous n’étions plus accoutumés, ou pour tomber du moins les armes à la main.


CHARLES DE MAZADE.