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l’ennemi lui-même. Si le soir du 19 septembre les Allemands avaient eu assez de forces, s’ils avaient disposé de moyens suffisans, ils auraient pu essayer de briser la résistance de Paris d’un seul coup par une tentative violente. Ils ne le pouvaient pas ou ils ne croyaient pas le pouvoir ; soit par nécessité, soit par suite d’un plan préconçu, ils se retranchaient d’abord dans une apparente immobilité, songeant avant tout à s’établir, à organiser l’investissement, ne répondant pas même au feu de nos forts, qui les inquiétait sans déranger sérieusement leur installation ou leurs travaux. Les Prussiens laissaient ainsi à Paris le temps de se reconnaître, et en peu de jours la défense était assez raffermie, assez développée pour se sentir désormais à l’abri de toute attaque, de sorte que de part et d’autre on arrivait au même point, à cette situation assez singulière où l’on s’observait, où l’on se défiait sans pouvoir en venir de sitôt à se prendre corps à corps, à être en mesure d’engager l’action décisive et suprême.

C’était, à vrai dire, pour Paris une épreuve assez nouvelle de se voir ainsi brusquement emprisonné. On n’était pas accoutumé à être investi, selon le mot du général Trochu, et on se sentait un peu étonné. Dès les premiers jours, la population avait pris son parti. Émue, ardente, patriote dans son ensemble et prête à tous les sacrifices, confiante en elle-même et frondeuse pour ses chefs comme une véritable population athénienne, se croyant de bonne foi appelée à faire reculer l’invasion, elle acceptait sans se plaindre, les chances d’une lutte dont elle était résolue à subir toutes les rigueurs sans en comprendre toujours les conditions. Sauf le bruit du canon, qui commençait à retentir et qu’on n’allait plus cesser d’entendre pendant près de cinq mois, sauf l’interruption des fêtes et des plaisirs, remplacés par les démonstrations militaires et les manifestations, rien n’annonçait trop durement l’état de guerre. On n’entrait que peu à peu dans cette vie de siège dont on ne pouvait connaître encore toutes les souffrances. Les vivres ne manquaient pas, la saison restait douce, le mouvement des rues se ralentissait à peine. Les Parisiens gardaient leur bonne humeur avec leur fermeté, et leurs habitudes avec leur uniforme. Ils pouvaient se faire illusion. En apparence et sous beaucoup de rapports, rien ne paraissait changé ; au fond, la situation était terrible, d’autant plus redoutable qu’elle était peut-être sans issue, qu’elle se compliquait de toutes les déceptions inévitables, des agitations qui ne pouvaient manquer de se produire autour d’un gouvernement improvisé, vivant par l’opinion, — des difficultés militaires, des incohérences politiques, et par-dessus tout de cette séquestration absolue qui allait être une des souffrances les plus aiguës du siège, qui pouvait aussi