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magasins. À la vue de son dernier bataillon battant en retraite, un Te Deum fut chanté à Nauplie. Les Grecs se promirent que Colocotroni lui fermerait les défilés : cet invincible Ibrahim aurait, disaient-ils, le sort de Dramali-Pacha ; mais on avait laissé au général égyptien deux jours d’avance, et pendant qu’on parlait de faire marcher des troupes à sa suite on apprenait que, malgré Colocotroni et le grand défilé, il avait une seconde fois occupé le plateau de Tripolitza. Les Grecs avaient perdu l’espoir de pouvoir résister en plaine aux Arabes ; ils se voyaient également incapables de les arrêter dans les montagnes. Pendant ce temps, 20,000 Turcs échelonnaient leurs postes sur le bord septentrional du golfe de Lépante, de la baie de Salone aux portes de Missolonghi.

Ainsi au 1er juillet 1825, bien qu’une somme de 40,000 livres sterling eût été livrée au gouvernement grec pour favoriser ses armemens, bien, que les Hydriotes eussent continué à infliger de nombreux et sanglans échecs aux flottes ottomanes, la Morée était envahie, Candie appartenait en totalité aux Turcs, et sur le continent il ne restait à l’insurrection, dans la Grèce occidentale que Missolonghi étroitement resserré, dans la Grèce orientale que la citadelle d’Athènes. Les capitaines les plus renommés s’efforçaient en vain de reconstituer leurs anciennes bandes. Ils réussissaient à peine à rassembler quelques milliers d’hommes qui ne tenaient nulle part et se dispersaient au bout de quelques jours.

« On se ferait cependant, écrivait le commandant de la Sirène, une fausse idée de la situation, si l’on croyait que, plus accablés encore, les Grecs en viendraient à une transaction volontaire avec les Turcs. À travers tant de vicissitudes et, il faut le dire, tant de barbaries réciproques, le pays se détruit, la population peut disparaître. Jamais les Turcs et les Grecs ne vivront ensemble. Ibrahim est maître de l’Arcadie, de la Messénie ; il est venu par Tripolitza jusqu’à Argos. Les villages qu’il n’a pas pillés et brûlés l’ont été par les Grecs ; pas un ne s’est soumis. Tout a fui, et si dans la marche rapide de sa cavalerie Ibrahim a pu envelopper quelques familles arcadiennes, ces familles ont été atteintes dans leur fuite. Nulle part le vainqueur n’a trouvé une maison habitée ou une main suppliante. » Tel fut le caractère de cette lutte mémorable. L’obstination du vaincu triompha de l’habileté, du courage, des ressources sans cesse renouvelées du conquérant. Elle triompha aussi des hésitations de l’Europe, car l’Europe pouvait bien désirer que la Grèce fût soumise ; il lui était interdit de laisser tout un peuple chrétien mourir.


E. JURIEN DE LA GRÂVIÈRE.