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peste publique » dont la contagion, troublant l’esprit débile des césars héritiers de Constantin, poussait un Gratien, incitait un Honorius à brûler d’une main sacrilège les livres sibyllins, à dépouiller le Capitole, à détruire jusqu’à l’autel de la Victoire, « la vierge gardienne de Rome. » Qu’allaient donc devenir et le monde et la civilisation même, si, sur les ruines du culte « vainqueur des peuples de la terre, » les prêtres du « Galiléen, » un Salvien, un Augustin, pouvaient impunément saluer de leurs cris d’allégresse chacune des calamités s’abattant sur l’empire ?

Et cette religion du passé ne se bornait pas seulement à de vains regrets, à des malédictions plus vaines encore ; l’espérance de voir de nouveau régner au sommet du Capitole la déesse reine du monde vivait toujours dans la pensée de ses adorateurs. Ce fut cette foi profonde en des jours meilleurs qui inspira les derniers accens de la muse latine ; Symmaque lui dut ses pages les plus éloquentes, ce fut elle enfin qui mit au cœur du poète Rutilius les beaux vers qui ont fait de ce Gaulois le dernier des poètes de Rome.


I

Rutilius Numatianus était, suivant l’opinion la plus probable, un Gaulois originaire de Toulouse. De bonne heure, il avait parcouru tous les degrés de la vie politique ; son père d’ailleurs l’avait devancé dans la carrière des honneurs, et il trouva en Italie plus d’une statue qui glorifiait son nom. Lui-même, maître des offices, préfet, peut-être consul, avait géré la grande préfecture de Rome en 413, presque au lendemain de ce jour néfaste où les Goths mettaient à sac la ville éternelle. Dégoûté des affaires, Rutilius quitta l’Italie en 418 pour retourner en Gaule ; mais là de nouvelles douleurs l’attendaient, et le fugitif ne quittait des ruines que pour d’autres ruines. Le temps nous a conservé le récit de son pénible voyage, son Itinéraire, poème plein de talent, d’une versification rigoureuse, d’une langue savamment énergique. On sent, en lisant ces vers, d’où s’exhale un souffle d’admirable patriotisme, que leur auteur portait en lui une âme toute romaine, déchirée par les maux qui désolaient son pays. Sa douleur est celle qu’éprouvaient alors les derniers survivans de l’aristocratie romaine, demeurés païens par respect de leur race, et qui chaque jour, sentant mourir les dieux de la patrie, croyaient voir expirer en même temps la patrie elle-même.

Le fanatisme de cet amour éclate en un transport enthousiaste au moment où le poète Rutilius, abandonnant l’Italie profanée, adresse un adieu suprême à la ville éternelle, sa déesse bien-aimée. Avant de franchir le seuil de ses portes, une force mystérieuse semble l’y