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vue de l’école contemporaine. Gustave Ricard expirait dans toute la force de l’âge et sans que rien eût fait pressentir un pareil malheur. Ricard était une nature fière et douce, qui de son vivant se contentait de l’approbation de quelques connaisseurs émérites et d’une renommée discrète dans le monde élégant. Le public existait à peine pour lui. Par un raffinement qui pouvait avoir son danger, il n’exposait même plus aux épreuves annuelles, de sorte qu’en dehors des artistes, qui savaient bien, eux, la valeur de Ricard et de sa peinture, ce nom n’éveillait plut que d’assez faibles échos. Ses amis n’ont pas voulu qu’il en fût éternellement de même ; ils ont rêvé pour sa mémoire un peu de cet éclat qu’avait esquivé sa vie, et, glanant à travers les salons de Paris et de Londres l’œuvre précieuse du portraitiste, ils l’ont rassemblée presque entière à l’École des Beaux-Arts. Le résultat qu’ils ont obtenu les a sans doute satisfaits. Cette exposition, composée d’environ cent portraits et d’une quarantaine d’autres toiles, copies, natures mortes ou simples études, ne sera pas oubliée : elle offre un trop vif intérêt, un intérêt qui s’adresse au sens le plus délicat de la peinture, et dont nous allons essayer de donner quelque idée.

Et tout d’abord constatons l’impression d’harmonie qui se dégage de l’ensemble et vous gagne dès les premiers pas. On respire au milieu de ces œuvres comme une atmosphère d’art véritable. L’œil se sent caressé par le charme de la couleur en même temps que l’esprit est provoqué par le mystère de l’expression, et quiconque, assis au musée, a laissé flotter son regard autour des vieux maîtres connaît bien le sentiment dont je parle. L’exposition de Ricard nous en rend quelque chose. Le portrait, tel que l’entendait cette subtile intelligence, n’est pas seulement l’exacte copie d’un modèle ; il s’agit de saisir l’esprit, l’âme d’une physionomie, et de les faire passer sur la toile, tantôt fondus dans l’ombre, tantôt éclatant dans un jour imprévu surpris par hasard et fixé. Tout compte et tout concourt à l’effet dans cette œuvre savante, l’attitude, l’ajustement, et jusqu’aux nuances les plus imperceptibles du fond. Elle suppose une clairvoyance rare servie par une habileté consommée. — Compris de la sorte, le portrait est une création relativement moderne. Les Florentins et Raphaël n’y mettaient pas tant de façons ; Titien fut le premier qui donna de l’importance à la reproduction colorée de la vie, et après lui Rembrandt, Van Dyck, et l’école anglaise à sa suite, élevèrent le genre au niveau du grand art. Venise, avec ses patriciens fiers de leur noblesse et ses courtisanes fières de leur beauté, fut donc le berceau du portrait moderne, et l’on comprend la prédilection de Ricard pour cette terre, sa vraie patrie, comme on l’a fort bien remarqué. Dès qu’il connut l’école vénitienne, Ricard se sentit de cette famille, il se mit passionnément à l’œuvre, et dut à cette influence ses premiers succès.

N’est-il pas en effet tout plein de Venise, ce beau portrait de Mme