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Contre une pareille dépravation du goût, il faudrait réagir. Restaurer l’ancien Théâtre-Lyrique serait sans doute le meilleur parti, puisque les Italiens deviennent de plus en plus impossibles, et que d’ailleurs on crie en Italie comme chez nous, sinon plus fort. La scène du Châtelet, aux jours brillans de la Flûte enchantée et d’Oberon, fut jadis une véritable école. L’influence de Mme Carvalho, reine et patronne, les habitudes spécialement musicales du lieu, la salle espacée, mais point trop vaste — autant d’élémens favorables au chanteur. — Christine Nilsson y débutait dans la Traviata, et sa voix, qui à l’Opéra eût certes paru alors bien petite, suffisait aux conditions de l’endroit et du genre. C est là que vers la même époque se formait Mlle Sternberg. Qui se souvient aujourd’hui de l’effet que produisit à la première représentation de Rienzi la toute jeune fille qui chantait le messager de paix ? Le succès fut charmant, et se continua aussi longtemps que vécut la pièce. L’aimable coryphée d’autrefois a grandi depuis et couru le monde : le messager de paix a pris rang d’artiste ; mais de cela le public de l’autre soir n’en a tenu compte. L’administration, pour des raisons qu’on ne s’explique pas, ne l’ayant prévenu de rien, il n’a rien vu ni entendu.

Bien naïfs sont ceux qui se figurent que le public des loges s’y connaît ; ce monde-là va où on le mène : tantôt c’est la critique qui le gouverne et plus souvent les coteries, la fashion. Une Malibran lui passerait devant les yeux qu’il ne s’en apercevrait pas. Du reste, l’exemple s’est vu. C’est à l’Académie royale de musique, dans une représentation à bénéfice, que la femme de génie dont je viens de prononcer le nom se montra pour la première fois à Paris dans la Semiramide. Elle chantait la reine d’Assyrie, et ne produisit pas le moindre effet. A la vérité, dans cette salle immense, où sa voix s’entendait à peine, quelques rares amateurs seulement la connaissaient. Peu de jours après vinrent ses vrais débuts au Théâtre-Italien. On l’avait vue dans Sémiramis, on la vit cette fois dans Arsace : même opéra, autre rôle. Est-ce la salle mieux appropriée à sa voix, à son geste, est-ce le rôle qui lui porta bonheur ? Toujours est-il que le public, qui naguère l’avait dédaignée, l’éleva aux nues, et que le lendemain elle était la Malibran ! Pourquoi aussi Mlle Sternberg a-t-elle commis cette faute énorme de consentir à débuter et de se laisser prendre à l’essai dans la Juive ? Ce n’est point la bonde Suédoise qui jamais eût donné dans un tel piège ! Chacun se rappelle ce que fut pour Christine Nilsson l’épreuve de Robert le Diable. Supposez que sa mauvaise étoile l’eût poussée vers ce premier échec, et demandez à M. Thomas s’il n’eût point aussitôt renié son héroïne, — et pourtant cette Alice si médiocre n’en aurait pas moins dès ce moment possédé en réserve à part elle toutes les qualités qui devaient faire acclamer la belle Ophélie !

« Un ballet sans la Sangalli ! » se sont écriés d’une commune voix à propos de Gretna-Green les amateurs désappointés de l’art