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A l’Opéra, les débuts de Mlle Sternberg n’ont eu qu’une soirée. La jeune artiste, après avoir reçu du public l’accueil le plus favorable dans la Juive, a, de sa propre volonté, coupé court à toutes manifestations ultérieures, et c’était ce qui lui restait de mieux à faire pour sortir du mauvais pas où son inexpérience l’avait menée. Mlle Sternberg devait se réserver et ne paraître que dans l’opéra nouveau, puisqu’il était question de lui confier le rôle de Jeanne d’Arc. Ses succès à l’étranger, ses récens triomphes à Bordeaux dans le grand répertoire, lui donnaient le droit de tenir cette conduite. En acceptant le pacte conditionnel qui lui était offert, la jeune cantatrice encourait bien des risques. On ne débute point à l’Opéra ainsi, au pied levé ; le public a besoin d’être averti, et les mêmes gens qui, lorsqu’ils savent qui vous êtes, se font gloire d’être les premiers à proclamer vos mérites hésitent à se prononcer devant une inconnue, et vont se montrer froids et dédaigneux pour ne pas se compromettre. Ce qui devait advenir est arrivé, la soirée s’est passée dans la demi-teinte, les loges, indifférentes, ont laissé le champ libre aux petites manœuvres de coulisses, et les efforts d’une artiste digne des plus sympathiques encouragemens se sont dépensés en pure perte. Mlle Sternberg a senti tout de suite le coup qu’il eût été si facile à elle d’éviter, et dans une lettre, d’ailleurs très digne, où quelque épigramme se mêle à beaucoup de modestie, elle a volontairement résilié tant avec l’administration qu’avec l’auteur de Jeanne d’Arc, qui semble n’être pas au bout de ses perplexités. « Comme je ne saurais forcer ma voix sans arriver aux cris, j’ai cru devoir renoncer moi-même à des épreuves devenues inutiles. »

Du reste, cette prétendue insuffisance de moyens qu’on lui reproche ne serait tout au plus sensible que dans les rôles forts du répertoire, et le personnage de Jeanne d’Arc ne saurait musicalement dépasser de beaucoup la mesure de la voix ordinaire de soprano, puisque M. Mermet parle aujourd’hui de le confier à Mlle Devriès. Artiste et musicienne autant qu’on peut l’être, Mlle Sternberg aurait rendu à l’Opéra d’excellens services ; en poussant ses études vocales du côté des rôles de demi-caractère, elle eût aussitôt pris l’emploi des jeunes princesses. S’il est vrai, comme on le raconte, que Mlle Devriès doive quitter la scène de la rue Le Peletier, personne mieux que Mlle Sternberg ne l’eût remplacée. Elle eût fait une Marguerite irréprochable ; quant à l’Agathe du Freyschütz, nous pouvons dire, sans trop nous avancer, qu’elle nous eût donné quelque expression de cette musique dont Mlle Devriès a l’air de ne pas se douter ; mais le théâtre est ainsi fait maintenant que l’intelligence, le style, la modération, le sentiment vrai, n’y comptent plus pour rien, pousser la note, c’est l’art suprême. Avec beaucoup de voix, on se passe de tout le reste. Ayez en revanche toutes les qualités des grands artistes, ni vos talens ni votre âme ne vous serviront, si vous n’êtes capable de « forcer votre voix jusqu’aux cris. »