Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/689

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hier, mon père et moi, nous avons fait une promenade en voiture avec les Daw. La forte pluie tombée le matin avait rafraîchi l’air et abattu la poussière. Il faut, pour atteindre Rivermouth, faire huit milles le long d’une route sinueuse bordée de haies d’épine-vinette. Jamais je n’ai rien vu de plus brillant que ces buissons lavés par les torrens d’eau qui avaient poli le vert intense du feuillage et le corail des baies rouges. Le colonel était avec mon père sur le siège de devant. Miss Daw et moi, nous étions derrière, et je m’étais promis que pendant les cinq premiers milles ton nom ne sortirait pas de ma bouche. Comme je me suis diverti de tous les artifices qu’elle imaginait pour me faire manquer à cette résolution ! Enfin elle se renferma dans un silence boudeur, puis tout à coup devint follement gaie. L’humeur mordante, qui me plaît quand elle l’exerce sur le lieutenant, me charma beaucoup moins, dirigée contre moi-même. Miss Daw est ordinairement douce, mais elle peut être au besoin désagréable. Comme l’héroïne de la chanson.

Quand elle est bonne,
Elle est très bonne,
Mais quand elle est mauvaise, elle l’est bien.

Je tins ferme cependant. Au retour, je me laissai désarmer, et j’entamai le chapitre de ta jument. Miss Daw veut monter Margot un de ces matins. La bête est un peu légère pour mon poids. A propos, j’oubliais de te dire que miss Daw est allée poser pour son portrait hier à Rivermouth, et qu’elle m’en a promis une épreuve, s’il réussit ; de cette façon, nous arriverons à nos fins sans crime. Je voudrais t’envoyer la miniature du salon ; elle te donnerait mieux l’idée de sa chevelure et de son regard.

Non, Jack, le brin de réséda ne venait pas de moi : un homme de vingt-huit ans ne met point de fleurs dans ses lettres à un camarade ; mais ne va pas attacher trop d’importance à ce don, — elle prodigue les brins de réséda au recteur, au lieutenant, elle a même donné une rose de son sein à ton serviteur. C’est sa nature de répandre les fleurs comme le printemps.

Si mes lettres te paraissent décousues, dis-toi que je n’en écris jamais une seule avec suite : j’écris par intervalles, quand je suis en train, et je ne suis pas en train aujourd’hui.