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et du cocotier, je ferais frire des ignames, je tendrais pour elle des pièges au gibier le plus délicat, mais il se passerait bien dix-huit mois avant que je songeasse à lui faire la cour. J’aimerais l’avoir pour sœur, afin de pouvoir la protéger, lui donner des conseils, je dépenserais la moitié de mes revenus à la couvrir de bijoux (nous voilà sortis de l’île déserte), mais j’en resterais avec elle à l’amitié la plus exaltée. Si tel n’était pas mon sentiment, il y aurait un obstacle insurmontable à mon amour. L’aimer serait pour moi le plus grand de tous les malheurs ; Jack, je vais te faire une révélation qui te surprendra. Peut-être ai-je tort ; je t’en laisse juge.

Le soir où je rentrai après la partie de croquet chez les Daw, je fus frappé tout à coup par le souvenir de l’extrême attention avec laquelle miss Marjorie avait suivi le récit de l’on accident. Je t’avais déjà dit cela, n’est-ce pas ? Eh bien ! le lendemain, en allant porter moi-même ma lettre à la poste, je rencontrai miss Daw sur le chemin de Rye, et nous marchâmes ensemble pendant une heure environ. La conversation tourna sur toi comme la veille, et de nouveau je remarquai la même expression dans son regard. Depuis j’ai vu plus de dix fois miss Daw, et je me suis toujours aperçu que je ne réussissais à l’intéresser qu’en lui parlant de toi, de ta sœur, de quelqu’un ou de quelque chose te concernant. Dés que j’abordais un autre sujet, ses yeux se détournaient de moi pour errer sur la mer ou sur le paysage, ses doigts feuilletaient un livre de façon à me prouver qu’elle n’écoutait plus. Dans ces momens-là si je changeais brusquement de thème, comme je l’ai fait à plusieurs reprises pour la mettre à l’épreuve, et que je glissais un mot sur mon ami Flemming, le beau regard bleu-noir revenait à moi aussitôt. N’est-ce pas la plus étrange chose du monde ? Non, il y a quelque chose de plus étrange encore, c’est l’effet qu’a produit sur toi, m’as-tu dit, ce tableau que le hasard plaçait sous tes yeux, d’une inconnue se balançant dans son hamac. J’avoue que ce passage de ta lettre de vendredi m’a déconcerté. Est-il donc possible que deux êtres qui ne se sont jamais vus et que séparent des centaines de milles puissent exercer l’un sur l’autre une influence magnétique ? J’avais entendu parler de phénomènes psychologiques de ce genre sans y croire. La solution du problème dépend de. toi. Quant à moi, toutes les autres chances m’étant favorables, je déclare qu’il me serait impossible de devenir amoureux d’une femme qui ne m’écoute que lorsque je parle de mon ami.

J’ignore si personne fait la cour à ma voisine. Le lieutenant de mariné, qui est en station à Ri vermouth, vient quelquefois le soir, d’autres fois le recteur, mais plus souvent le lieutenant. Il était encore ici hier soir, et je ne m’étonnerais pas qu’il fût tenté par