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Je vais grogner comme un ours jusqu’à ce que tu me distraies de nouveau. Dis-moi tout sur ton inconnue de l’autre côté de la route. Son nom ? Qui est-elle ? Où donc est sa mère ? A-t-elle un tuteur ou un amant ? — Tu ne te figures pas combien tout cela m’occupera. Je me contenterai de riens, car ma captivité m’affaiblit beaucoup intellectuellement ; tu peux en juger, puisque je m’émerveille de tes talens épistolaires. Vrai, j’entre dans ma seconde enfance ; avant huit jours, je passerai aux grelots et aux hochets. Le don d’un biberon serait de ta part une attention délicate. En attendant, écris.


IV.
EDWARD DEKABET A HIGB FLEMMING.


12 août.

Le pacha malade veut qu’on l’amuse. Bismillah ! on l’amusera. Si le conteur devient prolixe ou ennuyeux, une corde, un sac et deux Nubiens pour le précipiter dans le Bosphore ! En vérité, Jack, ma tâche est rude. Je n’ai à te parler absolument de rien, sauf de ma petite voisine. Elle est là au moment où j’écris à rêvasser comme de coutume, et j’avoue qu’il y a de quoi oublier bien des maux en regardant s’avancer de temps à autre pour mettre le hamac en mouvement cette bottine mignonne qui va comme un gant. Qui elle est ?… son nom ? .. . Elle est la fille unique de M. Richard W. Daw, ex-colonel et banquier fort riche. La mère ? Morte. Un frère à l’université, l’aîné tué il y a neuf ans à la bataille de Fair-Oaks. Une fort ancienne famille, ces Daw. Le père et la fille passent huit mois sur douze dans cette propriété magnifique, le reste de l’année à Baltimore et à Washington. La fille, s’appelle Marjorie, Marjorie Daw, — un nom bizarre au premier aspect, n’est-ce pas ? Pourtant, quand vous vous l’êtes répété une demi-douzaine de fois, il vous plaît : son originalité a quelque chose de piquant, de primesautier ; il semble que cela sente bon, la violette ; mais dame ! il faut être jolie pour pouvoir s’appeler Marjorie Daw !

J’ai tiré tous ces détails-là du fermier des Pins, notre hôte, qui fut cité par moi l’autre soir comme témoin, Ce brave homme a soin du potager de M. Daw et connaît la famille depuis trente ans. Bien entendu, j’entrerai en relations avec mes voisins avant peu. Il serait impossible que je ne rencontrasse pas M. ou Mme Daw dans quelqu’une de nos promenades communes. La jeune fille a un sentier favori pour se rendre à la plage. Je me trouverai par hasard sur son chemin un de ces jours, et je toucherai respectueusement