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s’entassent des milliers d’hommes sans foyer, sans autel, sans lendemain assuré, et où se forme l’armée profonde du prolétariat, toujours avide de bouleversemens sociaux, voilà le péril et le fléau de nos sociétés modernes. Que l’homme trouve à la campagne l’aisance et la propriété, et il y restera, car c’est là vraiment le lieu que la rature a préparé pour lui. Les villes, séjour de l’orgueil, du luxe et de l’inégalité, enfantent l’esprit de révolte ; la campagne inspire le calme, la concorde, l’esprit d’ordre et de tradition.

Quand les travailleurs sont attachés au sol par les liens puissans de la propriété collective et de la jouissance partiaire, l’industrie n’en est pas entravée, — Glaris et les Rhodes extérieures d’Appenzell le prouvent, — mais alors elle est obligée, de s’établir dans les campagnes, où les ouvriers peuvent joindre le travail agricole au travail industriel, et où ils se trouvent dans de meilleures conditions morales, économiques et hygiéniques. Il est regrettable que tant de milliers d’hommes dépendent pour leur subsistance quotidienne d’une seule occupation, que des crises de toute nature viennent périodiquement interrompre. Quand ils disposent d’un petit champ qu’ils cultivent, ils peuvent supporter un chômage sans être réduits aux dernières extrémités.

L’ouvrier de la grande industrie moderne est souvent un nomade cosmopolite pour qui la patrie est un mot vide de sens, et qui ne songe qu’à lutter contre son maître pour l’augmentation du salaire ; c’est qu’en effet aucun lien ne l’attache au sol où il est né. Pour l’usager au contraire, la terre natale est vraiment l’alma parens, la bonne mère nourricière ; il en a sa part en vertu d’un droit personnel, inaliénable, que nul ne peut lui contester et que des coutumes séculaires consacrent. Le patriotisme des Suisses est connu dans l’histoire, il leur a fait faire des prodiges, et aujourd’hui encore il les ramène des bouts du monde au lieu natal.

On l’a dit souvent, la propriété est la condition de la vraie liberté. Celui qui reçoit d’autrui la terre qu’il cultive en dépend et ne jouit pas d’une indépendance complète. En France, en Angleterre, en Belgique, partout où l’on a voulu garantir la liberté du vote, on a été obligé d’introduire le scrutin secret et de prendre de grandes précautions pour que les locataires pussent dérober à leurs propriétaires la connaissance du bulletin qu’ils mettent dans l’urne. À ce point de vue, il y avait une sorte de logique à n’accorder le droit de suffrage qu’à ceux qui jouissent du droit de propriété. En Suisse, grâce aux allmends, on arrive à une autre solution : tous ont le droit de suffrage, mais tous aussi jouissent du droit de propriété. Jusqu’à présent toutes les démocraties ont péri parce qu’après avoir établi l’égalité des droits politiques, elles n’ont pu faire régner