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n’est pas seulement une institution politique et administrative, elle est aussi une institution économique. Elle ne donne pas seulement à ses membres des droits abstraits ; elle leur procure aussi, en partie, des moyens d’existence. Elle subvient comme ailleurs aux frais de l’école, de l’église, de la police, des voies de communication ; mais en outre elle leur assure la jouissance de la propriété, condition essentielle de la vraie liberté et de l’indépendance. C’est ce côté très curieux de l’organisation communale de la Suisse primitive que nous essaierons de faire connaître.

Nous avons montré ici même[1] comment chez toutes les races, par une évolution lente et partout la même, la commune et la propriété se sont développées sur la « marche. » La marche était le territoire commun du clan. Sous le régime pastoral, la jouissance du pâturage et de la forêt était indivise. Chaque famille patriarcale coupait le bois qui lui était nécessaire, chassait le gibier dans la forêt et envoyait son bétail sur le pâturage. Quand on commença à cultiver le sol, la jouissance de la partie de la marche soumise à la culture cessa d’être indivise : elle devint privée, mais temporaire, et tout au plus viagère. Ce n’était qu’un usufruit, un Jus possessions semblable à celui que le citoyen romain exerçait sur l’ager publicis ; le dominium, le domaine éminent continuait d’appartenir à la tribu. Cette transformation du mode de jouissance était la conséquence nécessaire du changement survenu dans le mode d’exploitation. La culture des céréales exige du travail, de l’engrais, l’application au sol de certaines avances ; ce travail ne peut bien se faire que si celui qui l’exécute est assuré de récolter le fruit de ses avances. De là nécessité de la jouissance privée ; mais comme, d’autre part, on reconnaissait à chaque chef de famille un droit égal à vivre par son travail, il fallait faire, de temps en temps, un nouvel allotissement pour que chacun fût également mis en possession de la part qui lui revenait. C’est ainsi que le clan gardait une sorte de domaine éminent et opérait périodiquement un nouveau partage du sol. Comme nous l’avons vu, cette organisation primitive de la marche s’est perpétuée dans plusieurs pays, notamment à Java, et dans la Grande-Russie. Ailleurs quelques familles, devenant plus puissantes, ont conservé leur part, qui s’est transmise héréditairement. Ainsi est née la propriété privée, dont il faut chercher le type dans le domaine quiritaire de Rome. Chez les nations germaniques ou dans les pays conquis par les Germains, c’est la féodalité qui a envahi peu à peu la marche. En Angleterre, où, par suite de la conquête normande, la féodalité a été organisée d’une façon plus complète et plus systématique que partout ailleurs, le manoir a fini

  1. Voyez la Revue du 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1872.