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maintenant une cause de guerre bien autrement formidable, l’hostilité des nationalités, qui met aux prises des races tout entières armées jusqu’au dernier homme. Si un souffle nouveau de charité chrétienne et de justice sociale ne vient pas calmer les haines, l’Europe, en proie à la lutte des classes et des races, deviendra un enfer.

En France, en Espagne, on a la république ; mais elle épouvante les uns et ne satisfait pas les autres. Certains partis veulent rétablir la monarchie ; mais qui ne voit qu’elle manque de base solide ? Les rois eux-mêmes déposent la couronne sans regret ; ils donnent leur démission, et déjà l’on s’étonne qu’il se trouve des mortels qui ne craignent pas d’accepter la pénible mission de gouverner des peuples que le joug de l’autorité irrite et affole. Naguère encore, au milieu de nos tristesses, nous trouvions une consolation à fixer nos regards sur le spectacle de la puissante république américaine, qui grandissait avec une rapidité vertigineuse, grâce à l’alliance intime de la liberté et de l’ordre sous l’égide du sentiment moral et religieux. Là aussi des symptômes inquiétans apparaissent. La corruption fausse la marche des institutions politiques, les scandales financiers se multiplient ; des sénateurs mêmes achètent leurs places pour trafiquer de leur influence, des juges élus sont convaincus de vénalité. C’est là une source nouvelle et très amère d’inquiétudes pour l’avenir de nos sociétés modernes. Tocqueville a démontré, — et les faits confirment chaque jour ses prévisions, — que toutes les nations sont invinciblement entraînées vers la démocratie, et d’autre part la démocratie ne semble produire parmi nous que luttes, désordres et anarchie. les institutions démocratiques s’imposent à nous, et nous ne parvenons pas à les fonder. Il semble ainsi que le même fait soit à la fois inévitable et irréalisable.

Les économistes nous disaient que la condition souvent gênée des classes laborieuses provient de ce que les machines ne sont pas assez puissantes et le capital assez abondant. En Angleterre, les machines possèdent une force de 100 millions d’hommes : c’est donc comme si chaque famille avait à sa disposition 12 serviteurs avec des muscles d’acier infatigables. L’épargne annuelle s’élève à 3 milliards, le capital devient parfois tellement surabondant qu’on le gaspille en toute sorte de folles entreprises, et néanmoins il y a toujours un million de pauvres secourus, et les classes laborieuses sont plus irritées que jamais. Les démocraties antiques ont péri parce qu’elles n’ont pas su concilier l’égalité des droits politiques avec l’inégalité des conditions ; les démocraties modernes sont-elles destinées à succomber sous les mêmes difficultés ?

C’est sous l’empire de ces tristesses et de ces inquiétudes que j’ai été amené à étudier la condition sociale des cantons primitifs