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contraire : pour Homère, la vie véritable est celle du corps[1] ; quand il n’est plus, il ne reste de l’homme qu’une ombre, une forme vide et impalpable, « un fantôme sans force. » Les morts sont « les malheureux, » leur demeure est un séjour de ténèbres, et, lorsqu’on annonce à Ulysse qu’il lui faut la visiter, il sent son cœur se briser et se roule en pleurant sur son lit. « Ne me console pas, répond l’ombre d’Achille aux complimens qu’on lui fait ; j’aimerais mieux être un laboureur et servir pour de l’argent un pauvre homme qui n’aurait pas grand’chose à manger que de commander à tous les morts. » C’était encore à Rome l’opinion du plus grand nombre. Horace, parlant de ceux qui ne sont plus, dit qu’ils sont partis « pour l’exil éternel. » Virgile pense au contraire qu’ils retournent vers la patrie. Énée, qui vient d’entrevoir l’Élysée, ne comprend pas qu’on puisse jamais consentir à s’en éloigner. « O mon père ! dit-il à Anchise, est-il donc vrai que des âmes remontent d’ici vers la terre et veulent rentrer de nouveau dans la prison du corps ? D’où leur vient cet amour insensé de la vie ? »

On ne peut pas prétendre sans doute que ces idées fussent entièrement nouvelles ; les philosophes les avaient souvent développées dans leurs ouvrages, et même quelquefois elles remontaient beaucoup plus haut qu’eux. Par exemple ce principe, que le corps finit par communiquer sa souillure à l’âme et qu’il faut, après qu’ils se sont séparés, qu’elle en soit purifiée pour revenir à sa première nature, était familier aux vieilles religions de l’Égypte. Le récit des épreuves terribles qu’elle doit subir pour obtenir l’immortalité bienheureuse est le fond de ce « rituel funéraire » que les dévots faisaient ensevelir avec eux et qu’on retrouve si souvent dans les tombes égyptiennes. Cicéron avait dit avant Virgile : « Ce n’est qu’après être morts que nous vivrons véritablement, » et il représente Scipion, qui, à la vue du bonheur dont jouissent dans le ciel les âmes vertueuses, s’écrie comme Énée : « Puisque c’est ici le séjour de la vie, que fais-je donc plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de vous rejoindre ? » C’est ce que pensait aussi ce sage de la Grèce qui, sans avoir aucun sujet de chagrin, se précipita dans la mer après avoir lu le Phédon pour arriver au ciel plus vite ; mais, si les idées que développe Virgile n’étaient pas tout à fait nouvelles, on peut dire qu’à Rome du moins elles n’étaient guère sorties encore des écoles des philosophes ou d’un petit cercle de lettrés. Il les en a tirées pour les répandre. Par la manière habile dont il les présente, il a familiarisé le monde avec elles. Comme

  1. On peut voir sur cette question l’ouvrage de M. Girard, le Sentiment religieux en Grèce, p. 304 et sq.