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décisions de Minos ne nous semblent pas toujours irréprochables : on voudrait qu’il accordât de meilleures places à ceux qui sont morts pour leur pays ou qui ont été injustement condamnés au dernier supplice. Platon nous donne, dans ses dialogues, une bien plus haute idée de la justice des enfers. Si Virgile a fait autrement, c’est une preuve de plus qu’il n’a pas toujours devant les yeux un idéal philosophique, et qu’avant tout il tient à se rattacher à l’opinion commune. Après le jugement, les morts se rendent dans le séjour qui leur est assigné. Ordinairement on n’en distingue que deux, la demeure des méchans et celle des bons, le Tartare et l’Elysée ; Virgile en ajoute une troisième, qui participe des deux autres. On ne sait d’où il tenait cette innovation ; mais, quelle qu’en fût l’origine, elle était de nature à lui plaire, et l’on comprend qu’il l’ait bien accueillie. S’il est naturel que les esprits violens ou extrêmes, comme les stoïciens et les jansénistes, qui ne veulent pas admettre qu’il y ait des fautes légères et qui les punissent toutes avec la même rigueur, n’éprouvent pas le besoin d’introduire dans les enfers cette région intermédiaire, elle convient beaucoup aux âmes tendres comme Virgile, qui sont disposées à traiter les faiblesses humaines avec plus d’indulgence. Du reste il est loin d’en faire un lieu de délices ; ceux qui l’habitent ne sont punis d’aucun châtiment, mais ils ne sont pas heureux non plus. Leur existence est inerte et morne ; ils se promènent tristement dans ces plaines humides, sous un ciel sans soleil, et lorsqu’ils passent le long de ces sentiers ombragés et solitaires où ils se cachent, ils ressemblent à la lune nouvelle, « quand on la voit ou qu’on croit la voir se lever entre les nuages. » Ce sont en général ceux qui par leur faute ou celle du sort n’ont pas achevé leur destinée sur la terre, les enfans « que la mort a pris à la mamelle de leur mère avant d’avoir goûté la douce vie, » les guerriers tombés sur le champ de bataille, les malheureux. qui ont péri victimes d’injustes accusations, ceux aussi qui se sont frappés de leurs mains, et « qui, ne pouvant souffrir la lumière, ont rejeté l’existence. » La religion était très dure pour eux ; elle défendait qu’on leur rendît aucun honneur funèbre, comme plus tard le christianisme les priva de ses dernières prières. Virgile les punit plus doucement ; leur châtiment consiste à regretter la vie dont ils se sont délivrés : « qu’ils voudraient être rendus à la clarté des deux et souffrir encore la misère et les durs travaux ! mais les destins s’y opposent. » A côté d’eux et dans ce qu’il appelle le champ des larmes (lugenles campi), il place les héroïnes antiques qu’ont égarées de trop vives passions. La passion vient des dieux ; c’est un fléau que l’humanité subit sans en être tout à fait responsable : aussi se contente-t-il de les montrer errant à l’écart dans des