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beaucoup plus malades après qu’Epicure nous a guéris. « Quand il nous arrive quelque malheur, dit Plutarque aux épicuriens, vous n’avez qu’un recours à nous offrir, l’anéantissement de notre être. C’est comme si quelqu’un venait dire dans une tempête aux passagers épouvantés qu’il n’y a plus de pilote, qu’il ne faut pas compter sur l’aide des Dioscures pour apaiser les vents et calmer les flots, et que cependant tout est le mieux du monde, puisque la mer ne peut tarder à engloutir le navire et à le briser sur les écueils. Ce sont là les consolations ordinaires d’Epicure aux malheureux. — Vous espérez, leur dit-il, que les dieux vous sauront gré de votre piété ; quel orgueil ! La nature divine, étant immortelle et immuable, n’est susceptible ni de courroux ni de pitié. — Maltraités par la vie présente, vous comptez être plus heureux dans la vie future ; quelle erreur ! Tout ce qui se dissout perd le sentiment et ne peut plus éprouver ni bien ni mal, — et c’est sur ces belles promesses que vous me conseillez de me réjouir et de faire bonne chère ! » Il est donc insensé de croire qu’on peut consoler ceux qui souffrent, et accoutumer les effrayés à regarder la mort sans terreur en leur annonçant que la vie n’a pas de lendemain. « Ce n’est pas Cerbère ou le Cocyte qui peuvent rendre la mort effrayante, c’est la menace du néant, » et ceux-là sont les vrais ennemis de l’homme, les plus opposés à son repos et à son bonheur, qui veulent lui persuader qu’il n’y a pas, après la vie, de retour possible à l’existence.

Il n’est pas douteux que ces objections n’aient été souvent faites à l’épicurisme par les Romains, et ne lui aient enlevé beaucoup d’adeptes. D’ailleurs les temps lui devinrent bientôt contraires. Lorsqu’à la veille des proscriptions les esprits, attristés déjà par les malheurs publics, éprouvèrent le besoin de se préparer aux désastres qu’on prévoyait, l’espoir du néant ne leur parut plus suffisant pour soutenir leur courage. Précisément Cicéron faisait paraître alors ses Tusculanes, où il expose avec tant d’éclat les opinions de Platon sur la vie future. Cet admirable ouvrage montrait à quelle philosophie il faut s’adresser pour se donner du cœur et attendre la mort sans crainte ; il dut produire une impression profonde sur des lecteurs que les événemens disposaient à le comprendre et à le goûter. Non-seulement il entraîna tous ces disciples douteux d’Épicure dont Lucrèce nous dit qu’ils se vantent d’être sceptiques par forfanterie tant qu’ils sont heureux et bien portans, et qu’ils s’empressent au premier revers d’aller sacrifier dans les temples, mais nous savons aussi qu’il fit hésiter les plus résolus. Si Atticus lui-même, quoique épicurien obstiné, se trouvait ému, ébranlé, en lisant le livre de son ami, beaucoup d’autres, mieux préparés que lui, et sentant leurs forces se retremper dans ces nobles