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que causait cette autre existence. L’obscurité qui l’entourait, les fables qu’on racontait sur elle, la rendaient déjà redoutable ; elle le devint davantage quand on y ajouta l’appareil de ce dernier jugement et les supplices qui en étaient la suite. Les arts s’exerçaient à en représenter d’horribles tableaux ; la peinture aimait à reproduire les tourmens qu’enduraient les morts dans le Tartare. On avait introduit des revenans sur le théâtre, qui décrivaient en termes effrayans les lieux qu’ils venaient de quitter. « Me voici, leur faisait-on dire ; j’arrive à grand’peine de l’Achéron par un chemin sombre et pénible. J’ai traversé des cavernes formées d’énormes roches pointues qui pendent sur la tête, au milieu de l’épaisse et lourde obscurité des enfers, » et Cicéron constate que ces vers pompeux faisaient frissonner tout ce public de théâtre, dans lequel se trouvaient des femmes et des enfans. Ce n’étaient pas seulement les enfans et les femmes, le peuple et les ignorans, qui étaient émus de ces peintures ; les gens instruits et distingués n’échappaient pas entièrement à l’effroi qu’elles causaient. Platon, qui écrivait pour eux, a présenté de cette autre vie des tableaux qui n’étaient pas faits pour les rassurer. Il décrit aussi, avec une grande vigueur, les supplices réservés aux méchans ; il nous apprend que des êtres à l’aspect hideux, au corps de flamme, leur lient les pieds, les mains, la tête, les jettent à terre, les écorchent à coups de fouet, les traînent sur des épines, en disant aux ombres qui passent la raison pour laquelle ils les traitent de la sorte, et qu’ils vont les précipiter dans le Tartare. » De telles menaces, exprimées avec cette énergie, devaient faire réfléchir les esprits timorés, et bien peu sans doute se trouvaient l’âme assez pure pour aborder sans quelque émotion ces terribles juges des enfers.

Ces frayeurs devinrent à la fin si intolérables qu’une école philosophique, celle d’Épicure, se donna la tâche d’en délivrer l’humanité. « Il faut chasser avant tout la crainte des enfers, dit Lucrèce ; elle empoisonne la vie, elle répand sur tout les ombres de la mort, elle ne nous laisse goûter aucune joie pure et entière. » Le moyen qu’il emploie pour nous empêcher d’en avoir peur est aussi simple que sûr : il les supprime. Il essaie d’établir que l’âme suit la destinée du corps et s’éteint avec lui. Dès lors nous voilà débarrassés de cette attente inquiète de l’avenir qui faisait notre tourment ; s’il est vrai « qu’une fois l’existence dissipée on ne se réveille jamais de ce sommeil de glace, » nous n’avons plus de raison de nous préoccuper de ce qui suit l’existence. C’était vraiment un coup de maître pour cette doctrine de l’anéantissement absolu, qu’on accusait de réduire l’humanité au désespoir, que de se présenter au contraire comme lui apportant la paix et le repos. Du même coup