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Ceux qu’on honorait autrefois comme de bons génies deviennent dans l’imagination du peuple les pourvoyeurs des enfers. On raconte que, « placés aux portes de l’Orcus, ils attirent les âmes vers l’Achéron, à la manière des cerfs agiles qui, par la force attractive de leurs narines, font sortir les reptiles de leurs retraites. » Enfin on ne se contente plus de leur offrir des couronnes de violettes, des gâteaux arrosés de vin, ou, quand ils sont le plus irrités, quelques poignées de fèves ; on leur donne du sang, puisqu’ils l’aiment. On fait lutter et mourir des gladiateurs autour des bûchers, et les gens riches, qui ne veulent être privés d’aucune satisfaction dans l’autre vie, ne manquent pas de fixer d’avance dans leur testament le nombre des malheureux qui doivent combattre à leurs funérailles. Ces opinions nouvelles, en s’établissant à Rome, n’effacèrent pas tout à fait les anciennes ; les unes et les autres continuent à vivre ensemble, et l’on ne paraît pas éprouver le besoin de les mettre d’accord. Tantôt on se figure les morts malveillans et cruels ; on les prie humblement de ne nuire à personne, d’épargner les parens et les amis qui leur survivent, ou bien on leur désigne des victimes, on leur confie sa vengeance, on place dans leurs tombes des noms gravés sur des plaques de plomb avec des formules d’imprécations pour qu’ils se chargent de les exécuter. Tantôt au contraire on semble les regarder comme des intercesseurs qui plaident auprès des dieux la cause de ceux qui les implorent, et on leur attribue à peu près le même pouvoir que l’église accorde aux saints, « Matronata, est-il dit dans une inscription, prie pour tes parens, » et dans une autre : « adieu, Donata ; toi qui fus pieuse et juste, conserve tous les tiens. » Sur une tombe espagnole, on lit ces mots, qui seraient bien placés sur l’autel d’un martyr : « c’est ici qu’on invoque Fructuosus[1]. » Ainsi tout le monde admettait qu’il faut prier les morts, soit pour obtenir leur protection, soit pour les empêcher de nuire. On s’accordait à les croire très puissans, et Servius nous dit sérieusement qu’on leur faisait jurer, quand ils descendaient aux enfers, de ne pas aider les parens qu’ils avaient laissés sur la terre à s’affranchir de leur destinée : on croyait donc qu’avec leur secours un homme peut arriver à tenir tête au destin.

C’est de bonne heure aussi que les légendes grecques sur l’Elysée et le Tartare pénétrèrent à Rome. Il n’en pouvait être autrement. On peut dire que Rome rencontrait la Grèce à peu près sur toutes ses frontières : elle était voisine au midi des colonies ioniennes et achéennes ; au nord, elle touchait à l’Étrurie, qui s’était faite à demi

  1. Malgré l’apparence, cette inscription et les précédentes sont très certainement païennes.