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mentaire à Grant. Lee, le cœur navré, accepta cette alternative, quoique conservant encore l’espoir de se frayer un passage à travers l’ennemi. Quelques heures plus tard, il apprit de Gordon, qui commandait son avant-garde, que l’état des troupes ne laissait plus aucun espoir de succès. Après un moment de silence, se tournant vers ses généraux, il leur dit : « Il ne reste plus qu’à aller au général Grant ; mais j’aurais mieux aimé mourir de mille morts. » L’un d’eux lui fit observer : « Mais que dira le pays de notre capitulation ? S’il reste encore une possibilité de s’échapper, la postérité ne nous comprendra pas. » Lee répondit : « Oui certes, on ne pourra pas comprendre quelle était notre situation ; mais là n’est pas la question. Il s’agit de savoir si notre devoir nous le commande, et alors j’en prendrai la responsabilité. » l’expression de sérénité qui lui était habituelle avait fait place à une angoisse profonde ; pour la première fois, son courage sembla défaillir, et l’émotion le suffoquait. Se tournant vers un officier, il lui dit de sa voix sonore où vibrait une douleur indescriptible : « Comme je pourrais facilement me délivrer de tout ceci et être en repos ! Je n’aurais qu’à passer devant les lignes ennemies, et tout serait fini pour moi ! Mais non ! notre devoir est de vivre. Que deviendraient les femmes et les enfans du sud, si nous n’étions ici pour les protéger ? »

Un dernier mouvement fut encore tenté, et dans la matinée Gordon repoussa très loin une division ennemie. Tout à coup il se trouva en face de 80,000 hommes ; par derrière, une armée égale poursuivait l’héroïque petite bande confédérée, et tout autre effort devenait inutile. Lee envoya un parlementaire à Grant, demandant une entrevue pour arranger la capitulation. La rencontre des deux généraux eut lieu dans une ferme de Appomatox-Court-House Le maintien de Grant fut courtois, celui de Lee d’un calme impassible. Celui-ci, quoique portant de grandes traces de fatigue, ne laissait percer aucune émotion. Il ne parla strictement que de la pénible tâche qui lui restait à accomplir. Les termes de la capitulation écrits et échangés, les deux généraux se saluèrent, et Lee, remontant à cheval, retourna à son quartier-général.

La scène qui l’attendait à son passage à travers les troupes confédérées fut navrante. Les hommes l’entouraient, lui serrant les mains, appelant sur lui en mots entrecoupés les consolations divines, et, par une délicatesse de sentimens que lui seul pouvait apprécier, cherchaient à adoucir sa douleur. La touchante réception de ses vétérans affecta profondément leur vieux chef ; les larmes lui vinrent aux yeux, et, vaincu par la douleur, il dit à Gordon : « Que n’étais-je parmi les morts dans la dernière bataille ! » Puis, regardant ses fidèles soldats qui se pressaient autour de lui, il leur dit