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plus que par la grâce de ce protecteur dont il a fait un patron de sa terre, fundi patronum. S’il la possède encore, c’est sous le domaine éminent de l’homme qui en est devenu le vrai propriétaire : il ne la conservera qu’aussi longtemps que cet homme voudra bien la lui laisser ; son fils n’y aura plus aucun droit, et, s’il obtient de succéder à son père, ce ne sera qu’en vertu d’une concession nouvelle.

Ainsi dès le temps de l’empire romain la terre possédée en précaire ou en bienfait n’était pas toujours celle qu’un riche avait donnée à un pauvre. Le précaire s’opérait souvent en sens inverse. C’était un droit de propriété qui se changeait en une simple jouissance, ou, ainsi qu’on dira plus tard, un alleu qui se changeait en bénéfice. Ce qui est surtout frappant ici, c’est que la condition de l’homme se transformait en même temps que celle de la terre. Il était impossible en effet que la concession en précaire n’entraînât pas la subordination personnelle de l’homme. Ce bienfait, toujours révocable, le mettait dans la dépendance de celui qu’il devait considérer forcément comme un bienfaiteur, et qui dans la réalité était un maître. Nous ne pouvons certainement pas supposer que les règles de cette sorte de sujétion fussent aussi nettement établies au Ve siècle qu’elles l’ont été dans les siècles suivans. Il serait surtout inutile de chercher ces règles dans le droit romain, car le précaire et tout ce qui s’y rattachait était en dehors du droit. La législation romaine repoussait surtout cette subordination de l’homme à l’homme ; elle combattait de toutes ses forces le patronage et la dépendance personnelle. A ses yeux, tous les hommes libres étaient égaux, c’est-à-dire également sujets de l’état ; mais, si on lit Salvien, saint Augustin, Sidoine Apollinaire, on y reconnaîtra un état social déjà fort différent de celui dont les lois impériales persistent à tracer le tableau. Les noms de client et de maître se rencontrent fréquemment, et ils indiquent assez qu’en dehors même de l’esclavage proprement dit il s’est formé entre les hommes libres tout un. ensemble d’obligations qui constituent déjà une véritable hiérarchie. Les lois n’en parlent pas, mais la vie privée en est pleine. C’est qu’en dépit des lois le précaire et la clientèle se sont développés en même temps. Ces deux institutions se sont pour ainsi dire combinées, et elles ont donné naissance à tout un ordre d’intérêts et de relations sociales. Le client de cette époque n’est ni un esclave, ni un colon, ni un fermier ; il est la plupart du temps un homme qui occupe la terre d’autrui. Comme il l’occupe sans autre titre qu’une prière et un bienfait, il faut qu’il se soumette à toutes les volontés de celui qui a toujours le droit de la. lui reprendre. Sans être esclave, il dépend en toutes choses de celui « dont il tient ; » il lui doit plus qu’un fermage, il lui doit le sacrifice de son