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sol et sans lequel il ne semblait pas que la propriété privée pût s’établir. Les anciennes croyances lui attribuaient une sorte de vertu merveilleuse ; on le regardait comme l’expression de la volonté divine. Il semblait aux hommes que le vrai droit de propriété vînt de là. Si ce n’était plus la pensée des jurisconsultes c’était encore celle du vulgaire. Dans la langue usuelle, tenir par le sort était une expression qui signifiait posséder en propre Quand on voulait dire qu’un simple occupant avait été rendu propriétaire, on disait qu’au lieu de tenir en occupation il tenait en sort, ex occupatione tenebat in sorte[1]. Ce mot, qui marquait plus nettement qu’aucun autre l’union intime entre le sol et la famille, était employé dans le langage ordinaire avec le sens de patrimoine[2]. Presque rien de tout cela n’a péri avec l’empire. Il y a eu des agrimensores dans la Gaule mérovingienne. Les termes que le gouvernement romain avait ordonné d’enfoncer dans le sol se retrouvent mentionnés dans plusieurs testamens du VIIe siècle, et la langue de ce temps-là conservait encore le vieux mot sors pour désigner la propriété héréditaire.

Ces règles et ces habitudes de l’administration impériale sont certainement l’opposé de ce que ferait un gouvernement qui viserait à l’accaparement du sol ou qui prétendrait à un domaine éminent sur la terre. Ce n’est pas assez de dire que la propriété individuelle ne s’affaiblit pas dans les cinq siècles que dura l’empire, on peut ajouter qu’elle prit vigueur, qu’elle se propagea et qu’elle s’enracina dans des pays où elle n’était pas encore bien établie avant la conquête romaine.

Cette propriété que l’empire romain léguait à l’Occident avait deux traits caractéristiques qu’il importe de constater ici, afin de voir si nous les retrouverons dans la propriété des âges suivans. En premier lieu, la terre possédée en propre était héréditaire de plein droit ; elle était transmissible par vente, legs, donation. En second lieu, elle n’était soumise à aucun domaine éminent ; elle payait l’impôt public, mais elle n’était sujette à aucune redevance d’un caractère privé ; elle ne devait ni foi ni service à personne. Le propriétaire était sur, sa terre un maître absolu (dominus) ; il

  1. Libri coloniarum, édit. Lachmann, p. 231.)
  2. Sors patrimonium significat, dit le grammairien Festus. Comparez Tite-Live I, 34. Ce sens du mot sors était très ancien dans la langue latine ; il en était de même chez les Grecs, qui dès une très haute antiquité donnaient au mot χλῆρος ; le double sens de tirage au sort et de patrimoine. Il est clair que le mot sors, que nous trouverons dans l’époque mérovingienne, avait eu primitivement le sens de tirage au sort mais il ne se rapporte nullement à un fait de l’invasion germanique, puisqu’il est beaucoup plus vieux que celle-ci ; il y avait déjà plusieurs siècles qu’il désignait la propriété