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L’ordre social de chaque siècle et de chaque peuple est celui que les intérêts constituent. Ce sont eux qui élèvent ou qui renversent les régimes politiques. La violence des usurpateurs, le génie des grands hommes, la volonté même des peuples, tout cela compte pour peu de chose dans ces grands monumens qui ne se construisent que par l’effort continu des générations, et qui ne tombent aussi que d’une chute lente et souvent insensible. Si l’on veut s’expliquer comment ils se sont édifiés, il faut regarder comment les intérêts se sont groupés et assis ; si l’on veut savoir pourquoi ils sont tombés, il faut chercher comment ces mêmes intérêts se sont transformés ou déplacés. C’est une étude de cette nature que nous allons tenter de faire sur la Gaule ; afin d’entrevoir comment les populations de ce pays sont passées, par une lente transition, du régime impérial romain au régime féodal, nous observerons comment les intérêts étaient constitués au début de cette période de transition, et comment ils se sont peu à peu modifiés.

Dans l’empire romain, presque tous les intérêts étaient attachés au sol. Il ne faut pas nous faire de cette société l’idée que nous donnent les sociétés d’aujourd’hui. L’empire romain n’a ressemblé presque en aucune chose aux états de l’Europe moderne. L’un des traits qui le distinguent d’eux est que, durant les cinq siècles de son existence et les quatre siècles de sa réelle prospérité, il n’engendra pas ce que nous appelons aujourd’hui la richesse mobilière. Le sol resta toujours, dans cette société, la source principale et surtout la mesure unique de la fortune. Ce n’est pas qu’il n’y eût du commerce, de l’industrie, des professions à la fois honorables et lucratives ; mais il ne sortit jamais de tout cela une classe puissante comme celle que l’on voit dans les états modernes. Le commerçant, le banquier, l’industriel, pouvaient avoir individuellement une existence opulente ; ils ne constituaient pas comme de nos jours une force sociale ; ils ne formaient pas un groupe d’intérêts et un faisceau de valeurs avec lequel l’état dût compter et qui pût exercer quelque action sur la nature du gouvernement. C’est pour ce motif que les peuples soumis à l’empire romain eurent d’autres besoins que nous et ne réclamèrent jamais les institutions qui sont devenues nécessaires aux nations modernes.

Ce qu’on dit quelquefois de la prééminence des cités sur les campagnes dans la société romaine tient à une erreur de mots. Une cité était alors la réunion de la campagne et de la ville ; on ne distinguait pas l’une de l’autre. Les hommes ne se partageaient pas, comme de nos jours, en une population urbaine et une population rurale. Les circonscriptions administratives ne se réglaient pas sur une distinction de cette nature. Ce qu’on appelait un vicus ou un