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Grande-Bretagne, les Lombards en Italie, les Ottomans en Grèce. Il n’y a pas d’indice que les Gallo-Romains aient été dépouillés de leurs terres. Ils ne furent pas asservis ; il ne semble même pas qu’ils aient été politiquement subordonnés. Dans les conseils des rois, dans les armées, dans les fonctions publiques, dans les tribunaux, dans les assemblées nationales elles-mêmes, les deux populations étaient mêlées et confondues. Les chroniqueurs montrent sans cesse l’homme de race franque à côté de l’homme de race gauloise, et ils n’indiquent jamais que le premier eût des droits politiques supérieurs, ni que sa naissance franque lui valût une considération particulière. Les Gaulois étaient soumis à des rois francs ; mais nous ne voyons à aucun signe qu’ils fussent soumis à la race franque[1]. Il y avait des hommes libres dans les deux populations ; dans les deux populations, il y avait des esclaves. Grégoire de Tours parle fréquemment d’une aristocratie ; les hommes qu’il appelle des grands ou des nobles sont plus souvent des Gaulois que des Francs ; l’état social dont il trace le tableau n’est assurément pas celui qu’une conquête aurait produit.

Les générations modernes ont dans l’esprit deux idées préconçues sur la manière dont se fondent les gouvernemens. Elles sont portées à croire tantôt qu’ils sont l’œuvre de la force seule et de la violence, tantôt qu’ils sont une création de la raison. Elles les font dériver des plus mauvaises passions de l’homme, à moins qu’elles n’imaginent de les faire descendre des régions de l’idéal. C’est une double erreur : l’origine des institutions sociales et politiques ne doit être cherchée ni si bas ni si haut. La violence ne saurait les établir ; les règles de la raison sont impuissantes à les créer. Entre la force brutale et les vaines utopies, dans la région moyenne où l’homme se meut et vit, se trouvent les intérêts. Ce sont eux qui font les institutions et qui décident de la manière dont un peuple est gouverné. Il est bien vrai que dans un premier âge de l’humanité les sociétés ont pu être dominées par des croyances ou par des sentimens puissans sur l’âme ; mais il y a vingt-cinq siècles que l’humanité a pris un autre cours. Depuis ce temps, les intérêts furent toujours la règle de la politique : aussi ne voit-on pas d’exemple d’un système d’institutions qui ait duré sans qu’il ait été en conformité avec eux.

  1. L’inégalité du wehrgeld, qui est signalée dans les codes des tribus franques, mais qui ne paraît dans aucune des nombreuses anecdotes que racontent les chroniqueurs, ne saurait être invoquée comme une preuve de l’infériorité d’une population à l’égard de l’autre. On en peut donner plusieurs explications ; la plus invraisemblable de toutes serait celle qui attribuerait cette inégalité à un sentiment de mépris pour la race gauloise, car les chroniques, qui décrivent en traits si précis l’état moral et social du temps, montrent de la façon la plus claire que les Gallo-Romains ne se regardaient ni n’étaient regardés comme une population inférieure.