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à peu près dans le même espace de temps que se sont produites les modifications successives qui ont abouti au régime féodal.

La coïncidence entre ces deux séries d’événemens est incontestable ; mais il reste encore à chercher quelle relation il y a eu entre elles. Trois choses sont possibles. Il se peut que l’invasion germanique ait engendré le régime féodal, les nouveau-venus l’ayant apporté avec eux et imposé par la force à des populations vaincues et asservies. Il se peut aussi que les deux événemens, bien qu’ils fussent simultanés, n’aient eu aucune action l’un sur l’autre, et que le régime féodal soit né de causes étrangères à l’invasion, de germes qui existaient avant elle. Il se peut enfin que la vérité soit entre ces deux extrêmes, que l’entrée des Germains dans les pays de l’empire n’ait pas été la cause génératrice de cette grande révolution sociale, mais n’y soit pas non plus demeurée étrangère, que ces Germains y aient coopéré, qu’ils aient aidé à l’accomplir, qu’ils l’aient rendue inévitable alors que sans eux les peuples y auraient peut-être échappé, et qu’ils aient imprimé au régime nouveau quelques traits qu’il n’aurait pas eus sans eux.

La première de ces trois explications est celle qui se présente tout d’abord. à l’esprit. Au XVIIe siècle, quand le régime féodal, dépouillé de ses caractères essentiels, ne se présentait plus qu’avec les dehors d’un pouvoir violent et oppressif, il parut tout naturel d’en attribuer l’origine à l’oppression et aux violences d’une conquête. Cependant, si nous nous reportons aux documens contemporains, aux chroniques, aux vies des saints, aux textes législatifs, aux actes de la vie privée, nous ne pouvons manquer d’être frappés de cette remarque, qu’aucun d’eux ne mentionne une véritable conquête du pays. Ils signalent des ravages, des désordres, des invasions, des luttes entre des cités gauloises et des bandes germaines, et plus souvent encore des luttes de Germains entre eux ; mais ils ne rapportent jamais rien qui ressemble à une guerre nationale ou à une guerre de races[1], et ils ne dépeignent non plus jamais l’assujettissement d’une population indigène à une population étrangère. On n’y reconnaît aucun des traits précis qui caractérisent la conquête en tout temps et en tout pays. On n’y trouve rien de semblable à ce que firent les Anglo-Saxons en

  1. La guerre que Syagrius soutint contre Clovis n’est présentée dans aucune chronique comme une lutte nationale. Syagrius n’était pas non plus un représentant de l’empire romain : il s’intitulait rex Romanorum ; or ces deux mots sont également étrangers à la langue de la hiérarchie impériale et incompatibles avec toute idée de fonction publique. Le Gaulois Syagrius se détachait de l’empire par le titre même qu’il prenait, tandis que le Germain Clovis se rattachait à cet empire par les titres de magistor militiœ et de proconsul qu’il en recevait.