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là aussi que Nedjibé passait une partie de ses journées. Elmas, qui faisait du temple au bord de l’étang son séjour habituel, renonçait à tous droits sur le vestibule ; elle ne le traversait que rarement pour rentrer chez elle ou pour aller au jardin.

Le lendemain du jour où Nedjibé avait reçu la visite de la Juive, Elmas, qui se levait de grand matin, sortit de son appartement une heure après le lever du soleil. Elle trouva dans le vestibule Nedjibé occupée à coudre, seule, et sans la compagnie de ses esclaves. Les deux femmes ne se parlaient plus depuis leur dernière discussion ; Elmas ne parut point remarquer la présence de la fille de l’imam, franchit la porte du jardin et se dirigea vers son kiosque. Presque aussitôt après, une servante venant de l’aile droite entra dans le vestibule, y déposa un plateau sur lequel on voyait une tasse vide, et descendit à la cuisine. Elle allait y chercher la bouilloire contenant le café que sa maîtresse Elmas prenait chaque matin. Pendant l’absence de la servante, Nedjibé se leva sans bruit, jeta dans la tasse une pincée de poudre blanche et regagna sa place. L’usage turc veut que le café soit servi par deux esclaves dont l’une porte la tasse vide et l’autre la bouilloire, dont elle verse le contenu dans cette tasse en présence du maître ; mais chez Elmas les choses se passaient plus simplement. L’esclave revint, remplit elle-même dans le vestibule la tasse de porcelaine sans apercevoir la poudre très blanche et très fine déposée au fond, et l’alla présenter à sa maîtresse, assise à l’entrée du kiosque. Celle-ci but sans défiance ; Nedjibé l’observait de loin, et rentra chez elle satisfaite du succès de sa première tentative.

Quoi qu’en eût dit la Juive, le crime qu’elle avait conseillé à sa cliente n’est ni approuvé ni excusé par la religion musulmane ; mais dans beaucoup de harems, comme partout où il y a des femmes jalouses, le poison est un moyen employé pour se débarrasser d’une rivale incommode. La poudre de Kieur-Sarah était une préparation analogue à l’arsenic ; seulement elle produisait des effets moins violens et moins faciles à diagnostiquer. Nedjibé la mêlait chaque matin, par faibles doses, au café que buvait Elmas. Celle-ci, au bout de quelques jours, ressentit un malaise étrange ; elle perdit l’appétit, mais ne renonça malheureusement pas à l’usage du café. Vers la fin de la semaine, elle fut prise de crampes d’estomac et de vomissemens. Sa sœur, qui venait la voir tous les jours depuis le début de la maladie, voulut amener un médecin franc ; Djémil s’y opposa formellement malgré le respect que lui inspiraient d’ordinaire les décisions de l’épouse du gouverneur. Une vieille femme du voisinage avait le monopole de l’art de guérir dans tous les harems bien pensans où l’on ne souffrait pas la