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la soirée, le hasard d’une partie d’écarté le plaça vis-à-vis de Djémil-Bey. Celui-ci était grand joueur et joueur habile : il gagna une assez forte somme à son adversaire. Nedjibé, qui était montée dans la tribune à temps pour assister à cette partie, annonça le lendemain à son mari que le joueur malheureux de la veille n’était autre que le héros de l’épisode de la jetée. Djémil nota dans sa mémoire le nom du Français et se promit de ne pas l’oublier.

Pendant les semaines qui suivirent, Elmas revit souvent Maimbert. Pour aller de la Maison des Roses au sérail, il faut prendre la Grand’Rue ; toutes les fois que la femme du bey se rendait chez sa sœur, elle passait devant la demeure du Français. Celui-ci, comme la plupart de ses voisins, descendait vers cinq heures dans son jardin, qui n’était séparé de la rue que par un treillage ; il attendait en fumant son cigare que le soleil se rapprochât de l’horizon et qu’on pût aller respirer le vent d’embate de l’autre côté de la maison, au bord de la mer. Ces rencontres devinrent bientôt pour Elmas un véritable plaisir. Maimbert n’eut pas de peine à la reconnaître, car le ïachmak des Turques est aussi transparent que la voilette d’une Française, et il ne monte qu’un peu au-dessus de la bouche. Comme la politesse à l’égard des femmes consiste en Orient à ne pas s’apercevoir de leur présence, le Franc n’avait garde de saluer Elmas ; mais elle le voyait suivre longtemps des yeux la voiture qui bondissait sur le petit pavé pointu de la Grand’Rue, et le soir, de retour à la Maison des Roses, elle se demandait s’il pensait à elle aussi souvent qu’elle pensait à lui.

Le hasard se chargea de précipiter les événemens. Un jour, la voiture d’Elmas fut obligée de s’arrêter dans la Grand’Rue, devant la porte de Maimbert ; une longue caravane de chameaux chargés interrompait la circulation. La femme du mektouhdji mit la tête à la portière pour voir si le Français était assis à sa place ordinaire ; en se penchant, elle laissa échapper son éventail, qui vint tomber aux pieds de Maimbert. Celui-ci se disposait à le ramasser ; mais Tossoun, qui avait quitté le siège de la voiture pour empêcher les bêtes de charge de s’approcher de l’attelage, repoussa l’étranger, se précipita sur l’éventail et le rendit à sa maîtresse. Le gardien était un serviteur aussi fidèle que peu avisé : il ne manqua pas le soir de tout raconter à Djémil-Bey. Ce récit porta au comble la fureur du fonctionnaire ; il fut persuadé que la chute de l’éventail serait considérée par le public comme un signal convenu entre sa femme et le Franc. Quoiqu’il fût déjà fort tard, et que depuis longtemps le bey n’entrât plus dans l’appartement d’Elmas pendant la nuit, il se rendit immédiatement chez elle. Les esclaves furent surprises en le voyant, mais elles ne pouvaient refuser de