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Elmas passa une triste soirée. Depuis qu’elle avait épousé Djémil-Bey, de pareilles scènes étaient fréquentes. Il lui semblait dur, après son heureuse jeunesse, de se voir condamnée à vivre entre son mari et Nedjibé ; elle n’aurait pu se résigner à cette existence, si sa fille Adilé n’avait été là pour la consoler de tant de misères. L’enfant avait à cette époque trois ou quatre ans ; elle commençait à parler en turc et en français, et, comme depuis quelques années l’usage s’est répandu parmi les familles riches d’habiller les petites filles à l’européenne, Elmas prenait plaisir à faire venir de Paris, pour Adilé, les plus élégantes toilettes qu’elle pût imaginer. Lorsqu’elle n’était pas avec son enfant, la seule société où elle se plût était celle de sa sœur, la femme du gouverneur-général Osman-Pacha ; quant aux autres dames de la ville, turques ou raïas, la plupart préféraient Nedjibé à Elmas : c’est donner la mesure de leur intelligence et du plaisir que la seconde femme du mekloubdji pouvait trouver en leur compagnie.

Elle avait renvoyé ses deux esclaves, et, tout en berçant Adilé, qui venait de s’endormir, elle pensait aux incidens de la journée. La jalousie de son mari lui semblait ridicule ; mais elle se l’expliquait jusqu’à un certain point. — Ce Français, se disait-elle, est bien fait pour toucher le cœur d’une femme, et, si Djémil-Bey l’avait vu, il serait plus jaloux encore ; — puis elle songeait que Maimbert avait eu la délicatesse de ne pas tirer parti de son rôle de sauveur, qu’au moment où Tossoun l’avait si sottement interpellé, le jeune homme se retirait sans attendre un remercîment ; il l’avait à peine regardée, bien qu’elle ne fût plus voilée, et elle lui savait gré de cette discrétion.

Quelques jours plus tard, Osman-Pacha donna un bal. On dansait dans la grande salle du sérail ; les dames musulmanes se tenaient dans un salon voisin, séparé du premier par un simple rideau, et recevaient là les visites des dames franques, arméniennes ou grecques. Celles des cadines qui voulaient voir danser montaient à une tribune qui leur était réservée, et, cachées par un grillage doré, elles assistaient au bal, tout en restant invisibles ; Elmas prit place dans cette tribune. Bientôt elle aperçut dans le salon son beau-frère le gouverneur ; il causait avec un jeune homme qu’elle reconnut immédiatement : c’était Maimbert. Quand Osman-Pacha l’eut quitté, le Français alla s’asseoir à une table de jeu. Elmas connaissait assez les choses de l’Europe pour apprécier la simplicité correcte des manières et de la tenue de l’étranger au milieu de ces Levantins bruyans, tout couverts de bijoux. La femme du pacha vint bientôt rejoindre sa sœur, et lui nomma la plupart des personnes présentes à la réunion : c’est ainsi qu’EImas apprit qui était Maimbert et pourquoi il était venu à Smyrne. Vers la fin de