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le pays la Maison des Roses (Gulhané), et s’y établit avec ses deux femmes.

Dès les premiers jours, Elmas et Nedjibé furent ennemies déclarées. Nedjibé passait dans son petit monde pour une beauté accomplie ; la nature l’avait douée de tous les attraits qui peuvent séduire un amoureux turc : elle était blanche, grasse, avec des yeux ronds et d’épais sourcils noirs ; comme son homonyme de la chanson populaire, elle s’enorgueillissait « d’un double menton où brillaient trois grains de beauté. » Un poète, en la voyant de loin se promener sur les pelouses des Eaux-Douces d’Europe, avait comparé sa démarche « à celle d’un paon sautant de pierre en pierre. » Nous autres Européens, nous n’admirons guère les grosses femmes qui marchent à la façon des oiseaux de basse-cour ; mais on sait qu’en matière de goût il n’y a pas à raisonner. Quoi qu’il en soit, Nedjibé était fière de ses charmes, et, comme Elmas lui ressemblait aussi peu que possible, elle la dédaignait autant qu’elle la haïssait. — Je suis honteuse, disait-elle à ses amies, d’habiter le même harem que cette femme pâle et maigre, qui chante des chansons franques et s’habille comme les infidèles, — que Dieu les confonde ! — Cependant, de même que l’on rencontre souvent au milieu des plus fertiles provinces de l’Anatolie un petit coin de désert aride, de même, en cherchant bien, on aurait trouvé une peine secrète mêlée à ces félicités. Nedjibé n’avait pas d’enfant, quoique mariée depuis plusieurs années ; Elmas au contraire était devenue mère d’une fille en arrivant à Smyrne. C’était la seule supériorité que la première femme du bey voulût reconnaître à sa rivale ; dans l’opinion du pays, l’honneur de la maternité était au-dessus de tous les autres mérites.

Elmas et Nedjibé se voyaient rarement. Dans les familles de l’aristocratie ottomane, les épouses du maître ont chacune leur appartement séparé, leurs servantes, leurs chaises à porteur ou leurs voitures particulières, et ne se rencontrent guère que lorsqu’elles le veulent bien. Cependant il y a des circonstances où elles sont forcées de paraître ensemble devant le monde, par exemple quand elles font certaines visites quasi officielles. C’est ainsi que les deux femmes de Djémil étaient l’une près de l’autre lors de l’accident dont Elmas avait failli être victime : elles étaient allées passer la journée avec le harem d’un autre fonctionnaire.

Elles prirent place dans la même voiture pour revenir chez elles, mais, comme d’habitude, elles se parlèrent à peine pendant le trajet. Arrivée à la Maison des Roses, Elmas s’enferma dans son appartement, situé aussi loin que possible de celui qu’habitait Nedjibé. Quelques instans après, on lui dit que son mari, de retour du sérail,