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se pourrissent, et il suffit de quelques secondes pour qu’elles soient englouties. Les personnes réunies sur la jetée s’empressèrent de regagner la terrasse, à l’exception d’une femme restée en arrière pour prendre dans ses bras une enfant toute jeune encore. Quand cette femme voulut rejoindre ses compagnes, elle trouva le chemin fermé : la partie de la jetée qui touchait à la terrasse était déjà couverte par l’eau. Au milieu des cris et de la confusion, le vieux gardien se précipita dans la mer et essaya de porter secours à sa maîtresse ; mais les Turcs sont les gens du monde les moins propres à se tirer d’affaire au milieu de l’eau salée ; celui-là par extraordinaire eut-il su nager, que ses larges pantalons eussent rendu ses efforts à peu près inutiles. Heureusement le Français avait eu le temps de s’élancer dans un bateau amarré à l’embarcadère de sa maison ; quelques coups d’aviron le conduisirent auprès de la jetée qui allait être submergée. Il recueillit l’enfant d’abord, la femme ensuite, hissa dans la barque le gardien qui se débattait à grand bruit, et ramena tout ce monde à la terrasse, le long de laquelle la troupe des Turques, jeunes et vieilles, s’agitait en criant, comme des poules effarouchées au bord d’un bassin. La femme qu’il avait sauvée était peut-être la plus calme de toutes : Maimbert vit qu’elle était jeune, d’une beauté éclatante et étrange. Elle débarqua ; le gardien la suivit, et se mit à lui parler d’un air à la fois humble et irrité, comme s’il lui adressait de respectueuses remontrances ; ensuite, se tournant vers Maimbert, il lui fit un long discours sur un ton beaucoup plus vif. Il avait surpris le rapide coup d’œil jeté par le jeune homme du côté de la belle Turque, et prétendait lui reprocher cet oubli des convenances locales. Il en fut pour ses frais d’éloquence : l’étranger, qui savait à peine quelques mots de la langue du pays, ne comprenait rien à la harangue du vieillard. La dame turque, après s’être voilé le bas du visage d’un pan de son féredjé, assistait en souriant à cette scène. Maimbert finit par s’impatienter, revint à ses rames, et dit en français au gardien qu’il avait une singulière façon de le remercier. La cadine prit à son tour la parole ; elle répondit en excellent français : — Pardonnez à Tossoun, monsieur. C’est à moi de vous remercier plutôt qu’à lui, et le vous assure que je vous suis sincèrement reconnaissante. — Puis, saluant de la main, elle disparut avec les autres femmes dans les allées du petit jardin au bout duquel la terrasse était construite.

Cet incident occupa une partie de la soirée les pensées du jeune Français. On ne voit pas tous les jours une Turque qui parle la langue des Francs ; de plus l’inconnue avait un genre de beauté que le plus indifférent ne pouvait s’empêcher de remarquer. Maimbert, bien que l’image d’une autre femme fût encore vivante dans