Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/403

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont le monde où nous vivons subit l’action. Pourtant même de nos jours, si nous descendons dans les couches populaires qui doivent à leur éloignement des grands centres de se nourrir d’un très petit nombre d’idées et d’intérêts toujours les mêmes, nous sommes frappés de la simultanéité avec laquelle certains anniversaires, certaines réjouissances, certaines émotions mettent en branle à l’heure fixe la population tout entière sans aucune exception. Il semble qu’elle ne fasse plus qu’une seule et même personne répandue dans des milliers de corps. Que l’on soit témoin d’un pardon de Bretagne, d’un carnaval sicilien, d’une procession espagnole ou d’une kermesse flamande, la même observation se vérifie. On dirait que les contagions du genre moral, comme les épidémies physiques, sont plus intenses là où il y a plus d’uniformité intellectuelle et morale que là où la diversité individuelle prédomine. Quand, sous l’impression d’un sentiment généralement partagé, ces populations se mettent en mouvement, elles s’y mettent de toute leur âme et de tout leur cœur, et les seules distinctions qui se détachent sur le fond commun sont celles de l’exaltation qui, chez quelques individus, va jusqu’au paroxysme, jusqu’à la frénésie. On peut voir en Hollande, en temps de kermesse, au sein de populations éminemment placides et calmes tout le reste de l’année, des femmes, qui pourtant n’ont rien bu, devenir littéralement ivres à force de se trémousser et de crier pour faire chorus à la joie commune.

Des phénomènes analogues devaient se passer dans l’antiquité à un plus haut degré encore. La conception polythéiste de la nature, qui faisait qu’on la personnifiait, faisait aussi qu’on se sentait vivre d’une vie commune avec elle. Ses joies, ses deuils, ses amours, ses passions, on les partageait, on aimait à s’en repaître, on éprouvait le besoin de s’y associer de tout son pouvoir. Dans toute religion, le fidèle se plaît à penser qu’il ressemble à l’être qu’il adore. Au printemps dans chaque pays, dans certaines régions à l’automne, l’amour physique semble régner souverainement sur le monde, une gigantesque fécondation s’opère, il semble que la nature entière donne l’exemple du transport amoureux. Eh bien ! l’on s’imagine qu’il faut faire comme la nature. On ne connaît plus ni répulsion, ni pudeur. Le ciel et la terre ont donné le signal de la farandole universelle, les hommes suivent. Il en sera de même quand, au lieu de célébrer ses épousailles, la terre doit pleurer son amant mort ou amorti. Personne alors ne songe à s’isoler du deuil universel. Les plus exaltés voudront même s’identifier de leur mieux avec le dieu martyrisé. Le pauvre galle qui se fait eunuque est saisi du désir de ressembler au soleil d’hiver, au ciel infécond, et quand le prêtre d’Adonis pratiquait sur son corps des incisions qui laissaient couler son sang en filets de pourpre sur sa chair nue,