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dans l’antiquité orientale, en y adjoignant le soleil et la lune, formaient ce nombre sacré. On supposait donc que chacun de ces astres, régnant sur une partie du ciel, étendait sa domination sur une partie correspondante du reste du monde ; mais toujours à côté et même au-dessus d’eux se trouve Eshmun, celui que les Grecs adoptèrent et s’adaptèrent sous le nom d’Esculape, un des principaux dieux de Carthage, et dont le nom phénicien a formé celui du roi Eshmunazar, déjà cité, Il personnifie la sphère céleste suprême, inaccessible, qu’on adore sur le sommet des édifices sacrés ou des montagnes, Ce nom signifie « le huitième, » par conséquent le plus haut, le dernier des cabires. Les malades se rendaient à ses temples pour être guéris. Il portait des serpens, symboles du feu céleste révélé dans l’éclair, et qui naguère encore passait dans les superstitions populaires pour l’agent et le restaurateur de la santé. Un mythe bizarre s’associe à son nom. Beau comme le jour, mais chaste comme la lumière, il était aimé d’Astronoé (Aphrodite), mais ne répondait pas à son amour. Poursuivi par elle à la chasse et voyant qu’il ne pouvait lui échapper, il se mutila avec sa propre hache et mourut ; mais la déesse eut recours à la force vivifiante de la chaleur cosmique, le ressuscita et l’introduisit parmi les dieux. C’est toujours la même représentation mythique de la nature qui meurt pour revivre ; seulement nous devons plutôt voir ici l’opposition de l’hiver et de l’été. C’est le même fonds d’idées qui se retrouve dans le mythe d’Attys en Phrygie ; nous le découvrons aussi dans le mythe classique de Pygmalion animant par ses baisers la belle femme de marbre qu’il a sculptée ; il y a toutefois interversion dans le rôle attribué ici aux deux sexes. C’est à Eshmun que les prêtres eunuques faisaient le sacrifice de leur virilité dans l’espoir d’obtenir par cette conformité la renaissance perpétuelle des forces vitales. Les mystères dont par la suite les cabires furent les divinités patronnes roulaient régulièrement sur l’idée de résurrection et d’immortalité[1].

  1. Nous disons par la suite, fit nous devrions ajouter : sous l’influence d’idées plus grecques et philosophiques que phéniciennes et mythologiques. Il est fort improbable en effet que les anciens Phéniciens eussent plus que les anciens Israélites l’idée claire d’une vie d’outre-tombe consciente et rémunératrice. La discussion prolongée dont l’Institut a retenti dans ces derniers temps sur ce point spécial eût été sans nul doute plus calme et moins longue, si les études de critique religieuse étaient aussi répandues en France ce que dans plusieurs pays voisins. Le parti qu’on cherche à tirer d’un fragment très obscur de l’inscription d’Eshmunazar exigerait des preuves bien autrement concluantes que celle qu’on voudrait appuyer sur quelques mots à sens fort douteux. L’Ancien testament est formel. L’idée d’une rémunération dans la vie future est complètement absoute de l’horizon religieux du vieil Israël. On ne croit pas à l’anéantissement des morts, — la preuve en est que l’on croit à la possibilité de les évoquer au moyen d’opérations magiques, — mais on croît qu’ils dorment tous dans le scheôl, d’un sommeil égal pour tous, bons ou méchans, l’esclave à côté de l’exacteur, le vaincu près du vainqueur. C’est pendant la vie actuelle que la rémunération doit avoir lieu. Telle est la croyance constante du vieil Israël jusqu’aux temps de la captivité de Babylone. L’énergie même de son monothéisme, sa foi dans la justice divine et dans la prompte exécution de ses décrets, en un mot les meilleurs élémens de sa religion nationale durent même, toutes choses égales d’ailleurs, retarder plutôt que hâter l’éclosion finale de la croyance en une résurrection générale. Rien absolument ne nous autorise à penser que les Phéniciens du vieux temps aient devancé les Israélites sur ce point important, ou, plutôt la thèse contraire est d’une telle vraisemblance qu’elle confine à la certitude. Cette croyance n’est pas de celles qui laissent peu de traces dans la vie des peuples, et, si elle eût été populaire dans l’ancienne, Phénicie et dans ses colonies, comment n’en retrouverait-on pas les manifestations par centaines dans les nombreuses inscriptions religieuses ou funéraires qu’on a relevées dans le cours de ce siècle ?