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hésitations, à leurs intrigues, à leurs discussions byzantines, en leur mettant à tous le marché à la main. Que, fort de sa conviction, de sa bonne conscience et de l’assentiment général du pays, il se décide enfin à brusquer les résistances déloyales et à mettre ses ennemis au pied du mur. Il réussira, nul ne doit en douter encore ; du moins, s’il échoue, il aura tout fait pour sauver la France, et ce n’est pas à lui qu’on pourra reprocher de l’avoir laissée périr entre ses mains.

En ce cas, l’avenir du pays ne serait que trop facile à prévoir. Que les radicaux et les royalistes fassent trêve un instant à leurs ambitions, à leurs vanités ou à leurs rancunes, et qu’ils prennent la peine de songer aux déplorables conséquences qu’entraînerait la chute du gouvernement actuel. Qu’ils ne s’y trompent pas en effet : la France ne prend qu’un médiocre intérêt à leurs querelles. Elle en sera promptement fatiguée, s’ils ne s’en lassent pas eux-mêmes, et elle demandera bientôt qu’on l’en délivre à tout prix. Si la médiation pacifique et libérale que M. Thiers a entreprise sous le nom de la république conservatrice n’est pas acceptée de bonne grâce par les partis auxquels elle vient s’offrir, ils en subiront fatalement une autre qui leur fera regretter amèrement de l’avoir refusée. Si la république conservatrice et libérale ne réussit pas à pacifier les factions, ce sera un sabre qui s’en chargera.

Qu’on nous accuse, si l’on veut, d’être des prophètes de malheur ! Il nous en coûte assurément d’arrêter nos yeux sur d’aussi tristes prévisions et de faire entendre à notre pays des vérités aussi cruelles dans un moment où il a tant besoin d’encouragement et de confiance. Du temps où la France était redoutée et enviée des nations voisines, où elle s’endormait dans une sécurité mensongère à l’ombre du despotisme impérial, elle n’écoutait pas volontiers les avertissement des esprits moroses qui persistaient à se préoccuper du lendemain. Il est à craindre qu’elle n’accueille pas mieux ceux qui essaient aujourd’hui de l’avertir. Dans ce temps-là c’était un devoir facile, puisque tout semblait sourire à notre fortune. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Ce n’est plus, hélas ! une nation trop heureuse et un peu aveuglée par le succès qu’il faut ramener à une plus juste appréciation d’elle-même ; c’est une nation malheureuse et humiliée que nous devons réprimander sous les yeux de l’Europe, qui s’étonne de ses fautes, et, sous les yeux mêmes de l’ennemi, qui s’en amuse. Il faut cependant que cette nation soit avertie, il faut que les honnêtes gens aient le courage de lui tenir un langage, impartial et sévère.


ERNEST DUVERGIER DE HAUBANNE.