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Pour arriver jusqu’à nous, elle traverse 104 kilomètres d’aqueduc en tranchée, 9 kilomètres 1/2 d’aqueduc souterrain et 17 kilomètres de siphons en fonte. Elle aboutit aux réservoirs de Ménilmontant, creusés sur la hauteur, près de la rue Haxo de sinistre mémoire. Cette colline est affreuse, couverte de masures, mal percée de chemins bordés de haies, d’aspect misérable et déplaisant ; on regrette que cette gibbosité malsaine ait été accrochée à l’ancien Paris. On franchit une porte et l’on se trouve dans une vaste prairie, large plateau d’où la vue embrasse un paysage sillonné d’un ruban d’argent qui est la Seine. Sur l’herbe drue, nul arbre n’a poussé, mais ça et là à des distances régulières, on aperçoit de grandes plaques en verre très épais, serties dans un cadre circulaire en pierre : ce sont des hublots, fenêtres qui laissent parvenir un peu de jour à l’eau de la Dhuis, car cette prairie verdoie sur la voûte même du réservoir auquel elle sert de toiture. Une grotte en rocaille, dont la disposition un peu puérile ne répond pas à la grandeur des travaux accomplis, donne accès dans la longue galerie creusée d’un canal où coule la Dhuis, qui sort d’un aqueduc souterrain. C’est une rivière ; elle vient sans se presser, avec une sorte de majesté lente qui ne lui permet de faire que 1 kilomètre par heure. Elle est limpide, d’un gris bleuâtre, et glisse silencieusement sur le lit de ciment inaltérable qu’on lui a fait. La galerie est large et très éclairée, mais je ne crois pas qu’il existe au monde une bavarde plus insupportablement indiscrète. Dès qu’on parle, elle vous répond et se répond à elle-même ; elle a l’air de se moquer de vous, elle imite votre voix, et, si vous êtes enrhumé, elle tousse. Lorsque plusieurs personnes causent ensemble, elle les contrefait en même temps et produit un tel vacarme qu’on lui cède la place. Elle a malignement niché des échos dans tous les coins, et, dès qu’on prononce un mot, elle le répète à satiété jusqu’à ce qu’elle vous ait fait taire.

Le 12 septembre 1870, on s’aperçut que le volume d’eau sortant de l’aqueduc pour entrer dans la galerie baissait sensiblement ; le lendemain, le niveau avait encore fléchi, et le 15 on fut obligé d’interrompre le service : le canal était à sec. On s’y attendait bien, mais on n’en fut pas moins saisi par une dure inquiétude. Toute communication avec l’extérieur avait cessé ; Paris, comme un vaisseau pris dans les glaces, ne savait plus rien du monde entier. Qu’avait fait l’ennemi ? Avait-il arraché les siphons, comblé les tranchées, bouleversé le canal, fait sauter l’aqueduc ? Pendant cette douloureuse période, on fut dans des transes cruelles, car ceux qui ont mis la main à de tels travaux finissent par les aimer avec un sentiment où il y a quelque chose de paternel. Dès qu’il fut