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aborder comme un égal, et qui froidement déclinait la familiarité grande ! Goethe avait le sens musical très peu ouvert, — ce qui du reste arrive souvent chez les poètes : Lamartine, Hugo, Vigny, n’ont jamais rien entendu à la musique, tandis que c’est tout le contraire avec les peintres ; Eugène Delacroix, Paul Delaroche, furent des connaisseurs exquis, Ingres eut le dilettantisme chaleureux et pratiquant. — A Carlsbad, où Goethe et Beethoven se rencontrèrent, les choses commencèrent par bien tourner ; malheureusement le poète avait pour ami un musicien, Zelter (le Zelter de la correspondance avec Goethe), ce qui compliquait fort la question. Porté systématiquement contre Beethoven, qu’il était incapable de comprendre, le brave homme le peignait sous les traits d’un génie abrupt et cahotique, et Goethe, ainsi renseigné, s’éloigna sans même tendre au grand maître cette main secourable qu’il offrit autrefois à Schiller. Ce n’est point tout : à quelque temps de là, Beethoven, publiant par souscription sa Messe solennelle, eut à réclamer le patronage du duc de Weimar, dont l’auteur de Faust était le ministre. Il écrivit à Goethe à cet effet, ô misère ! et son excellence ne lui répondit pas !

Dirai-je ces embarras pécuniaires toujours croissans, l’horrible gêne qui le forçait à solliciter un secours de la Société philharmonique de Londres ? Frappé dans tous les ressorts de la vie physique, l’infortuné n’avait plus même un rêve, un idéal où se rattacher. Rien ne subsistait plus de ses espérances, pas un seul de ses articles de foi n’avait tenu parole : ni la république, qu’il avait entrevue, adorée dans Platon et que tant de crimes commis en son nom lui faisaient abhorrer, ni le culte des héros, dont Napoléon et son empire l’avaient à jamais désabusé, ni cette dévotion des premiers jours, cet honnête catholicisme des bords du Rhin, que l’aristocratique cité du Danube ne lui montrait plus que par les côtés mondains et rétrécis. Amour, liberté, religion, tout le trahissait, et c’est ainsi que, pauvre et dédaigné, perdu dans l’isolement de ses souffrances, fermé aux bruits, aux spectacles du dehors et ne regardant plus qu’au dedans, — c’est ainsi que nous le retrouvons en présence de sa neuvième symphonie ! Ne dirait-on pas Michel-Ange à sa dernière étape, et faut il chercher autre part que dans l’état moral du maître l’explication de cette œuvre gigantesque ? Il n’y a point de sphinx, point d’énigme ; il y a tout simplement devant nous l’âme de Beethoven pendant cette suprême crise de sa vie. Quel psaume de la désespérance que ce premier allegro, quel sentiment du vide et de la lassitude dans cette quinte des instrumens à cordes où les cors, mêlent leur résonnance et par laquelle s’ouvre la symphonie ! Le maître pourtant secoue sa langueur ; à diverses reprises, il se redresse, accepte la lutte avec la destinée, puis bientôt vaincu, terrassé par son impuissance, il retombe et renonce. Écoutez la basse continue imitant cette