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que cette musique produit des effets qui, pour la grandeur, vous rappellent l’Iphigénie en Tauride, et que la passion y parle une langue immortelle. Ce sens profond de l’histoire, dont la musique des Huguenots garde l’empreinte à travers tout, Meyerbeer ne l’a certainement point inventé : personne en ce monde n’invente rien dans l’acception absolue du mot ; le génie humain avance pas à pas et se continue. Iphigénie en Tauride, que je viens de nommer, appartient à la fois au mythe et à l’histoire, et l’auteur, peignant l’antagonisme dramatique des Grecs et des Scythes, touche à des effets, à des couleurs qui revivront plus tard dans le tableau musical de la querelle entre catholiques et protestans. Le Fernand Cortez de Spontini, la Muette d’Auber, le Guillaume Tell de Rossini, sont aussi des opéras historiques, mais d’un caractère tout général, et qui se contentent de nous montrer des personnages de telle ou telle époque, sans nous rien donner de la couleur individuelle imprimée à ces personnages par les passions religieuses ou politiques particulières à leur temps. A Meyerbeer seul revient l’honneur d’avoir su préciser dans les héros et les masses de son drame musical le fanatisme religieux et politique de notre XVIe siècle. À ce point de vue, les Huguenots ne relèvent d’aucun modèle, et le passé ne nous offre rien d’approchant. D’une part la monacaille furibonde enfiévrant les multitudes, de l’autre le calvinisme provocateur, et ces deux animosités en présence, s’incarnant, rassemblant et concentrant leurs forces, ici dans le ligueur Saint-Bris, là dans le huguenot Marcel ; puis, comme épisode et diversion à de si formidables élémens, Chenonceaux avec ses intrigues et ses mœurs galantes, aimable et pittoresque fond d’où se détachent, à côté de la reine de Navarre, les grandes figures de Valentine et de Raoul, élégantes, courtoises, poétiques et passionnées, sans jamais cesser d’être de leur temps et de leur pays !

Je sais gré à M. Achard d’être cause que le chef-d’œuvre ait reparu. Ils ne sont pas nombreux aujourd’hui, les ténors capables de mener jusqu’au bout ce terrible rôle, et bien des amateurs, n’écoutant que leurs souvenirs de la Dame blanche, se montraient assez peu rassurés. Ces craintes n’étaient point faites pour émouvoir quiconque possède une certaine expérience du théâtre. M. Léon Achard est un des rares chanteurs de ce temps qui sachent leur affaire. Musicien consommé, il joue en comédien intelligent, et, s’il n’exerce pas sur le public une influence entraînante, encore est-il de ceux qui ne compromettent jamais une représentation. Nous en connaissons parmi les plus célèbres dont on n’en pourrait pas dire autant. La voix de M. Léon Achard a toujours aisément monté, dans le trio de la Dame blanche, les la ne lui coûtaient rien. Cette voix, par le travail et l’habitude de la scène, a gagné en ampleur, en solidité ; le timbre reste ce qu’il était, il manque de charme et d’éclat ; mais tout ce que la science et la conscience d’un artiste laborieux et