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maintenant on ne pouvait deviner à quoi elle songeait quand elle restait des heures entières assise sur un rocher, suivant d’un œil rêveur les lignes capricieuses des sommets qui bordent le ciel comme les rivages de l’infini.

Elle appuya sa tête sur les genoux de Lucy, et toutes deux se mirent à causer. Elles passèrent ainsi une partie de la nuit. Frandjik, que sa mère ne choyait guère, la regardant comme un peu folle, trouvait un plaisir inexprimable à ces entretiens. Elle s’ignorait trop elle-même pour beaucoup apprendre sur son propre compte à sa nouvelle amie ; mais son cœur était tout plein, et elle avait besoin de l’ouvrir. N’ayant jamais quitté ses montagnes, ne connaissant même pas les villes voisines, elle ne pouvait se plaindre de la destinée qui lui était faite ni en souhaiter une meilleure ; mais son oncle était le seul être qu’elle aimât véritablement, et elle comprenait d’instinct qu’il y avait ailleurs des cieux plus doux que le ciel de ses campagnes natales. Elle aurait voulu suivre Lucy, et se désolait à la pensée de la quitter. Puis elle reparlait de son oncle, des bontés qu’il avait pour elle ; jamais il n’avait dit, ce que répétaient tous les autres, que les djadés (magiciennes) avaient jeté un sort à la petite Franque. Elle finit par éclater en sanglots. Lucy lui demanda la cause de ses larmes ; Frandjik ne pouvait la dire, car elle-même ne la savait pas. Miss Blandemere la fit asseoir auprès d’elle, sur le lit, et tâcha de la consoler ; peu à peu ses larmes tarirent, et elle s’endormit comme un enfant dans les bras de son amie.

À ce moment, il semblait à miss Blandemere que le sort s’était trompé dans le lot qui lui était destiné, de même qu’il avait mal choisi celui de Frandjik. Elle n’aurait pas vécu sans plaisir dans cette sauvage contrée, dont les horizons nobles et sévères et dont les violens contrastes charmaient les fantaisies de sa nature ardente et sérieuse tout ensemble. Elle aurait trouvé ici, pensait-elle, une foule de satisfactions intimes qui lui manqueraient peut-être dans un milieu plus civilisé : quant à la simplicité de la vie pastorale, qui aurait épouvanté une autre Européenne, elle s’y serait faite sans regret.

Comme elle ne pouvait dormir, elle prit sur une tablette un narghilé qui était là tout préparé pour elle. Le tombéki qu’on brûle dans ces narghilés est une herbe aromatique qui n’a rien de l’âcreté de notre tabac ; il plaît à presque toutes les femmes qui habitent l’Orient, même aux Franques, et Lucy avait pris, à Tauris, l’habitude de le fumer. Seulement il se trouva que les feuilles de ce tombéki étaient mélangées d’un peu d’opium. Il n’y en avait pas assez pour enivrer complètement miss Blandemere ; mais sous