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inconnu et mystérieux ; un Oriental accepte silencieusement la destinée qui lui est faite. Souffrir et subir, c’est la devise des races fatalistes. Après que son cœur lui eut révélé qu’il aimait et que son instinct l’eut averti qu’il n’avait pas d’espérance à concevoir, il ne trouva pas d’autre parti à prendre que celui de s’abandonner aux événemens. — J’ai encore, pensa-t-il, quelques heures, quelques jours peut-être à la voir. — Ce fut là toute sa consolation ; quant à ce qui adviendrait après le départ de l’étrangère, ce n’était pas son affaire à lui, cela regardait le destin. Il sentait confusément qu’elle avait fait un grand ravage dans sa vie, que, lorsqu’elle ne serait plus là il ne pourrait plus revenir à son existence ordinaire ; mais il remettait à l’heure à venir le souci de prendre une détermination.

Il ne faisait pas encore nuit quand l’Agha et ses hôtes arrivèrent à Abdurrahmanli. C’était un groupe d’habitations à demi souterraines qui s’échelonnaient sur la pente assez raide d’une sorte de promontoire entouré de trois côtés par un torrent alors gelé. Les maisons, fort spacieuses, étaient toutes adossées à cette pente, de manière que les portes des plus hautes s’ouvraient sur le toit en terrasse des plus basses. Quand on dépassait le seuil, on trouvait devant soi une sorte d’escalier de pierre qu’il fallait descendre pour arriver au sol de l’appartement, taillé en partie dans le rocher. Ce sont bien toujours « les demeures souterraines, pleines de grands vases de cuivre, et où les montagnards vivent avec leurs bestiaux, » que décrivait, il y a deux mille ans, le chef des mercenaires de Cyrus le Jeune.

On sait que les Kurdes ne sont guère musulmans que de nom, et que leurs femmes ne se voilent pas comme les Turques en présence des étrangers. Quand l’agha introduisit les Européens dans sa maison, ils y furent reçus par sa sœur ; c’était une femme jeune encore, veuve d’un Kurde de la même tribu. Comme tous les Abdurrahmanli, dont l’existence nomade se passe en Perse autant qu’en Turquie, elle parlait assez bien le persan. Elle accueillit miss Blandemere avec une politesse un peu hautaine ; elle semblait habituée à commander dans la maison, et n’avait rien de la timidité des femmes du Levant. En réalité, c’était elle qui menait les affaires de la tribu, et qui inspirait les résolutions prises dans cette petite république dont l’agha était le président.

Elle présenta à miss Blandemere sa fille, toute jeune encore, et qui, par suite d’un étrange caprice de la nature, était blonde comme une femme du nord. Lucy lui demanda son nom. — On m’appelle Frandjik (la petite Franque), répondit l’enfant. On m’a donné ce nom à cause de la couleur de mes cheveux, qui