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de lui. Le pays l’étonna et lui déplut même tout d’abord : ce n’était plus l’Orient des albums ; mais elle se consola vite de ce mécompte en découvrant, au lieu des beautés de convention qu’on lui avait décrites, d’autres beautés plus vives, plus saisissantes, qu’elle était loin de soupçonner. Le lieutenant Stewart, fils de ce grand seigneur chez qui s’était passée l’enfance de Lucy, l’avait précédée à Tauris, où il était venu comme aide-de-camp du général Blandemere. Il ne manqua pas de s’éprendre de sa belle parente. Celle-ci ne l’encouragea pas, mais ne le repoussa pas non plus ; il n’entrait pas dans les vues de miss Blandemere de se prononcer tout de suite. Cependant, comme le lieutenant fut rappelé en Angleterre à l’époque même où Lucy dut y revenir, elle consentit à faire le voyage en compagnie de son cousin.

Aucun incident fâcheux ne marqua les premières étapes. Jusqu’au moment où la caravane franchit la frontière turco-persane, le temps resta constamment beau.

Le jour où nous les trouvons réunis dans la petite plaine, les quatre voyageurs venaient de finir leur déjeuner. Mistress Morton se préparait à faire sa sieste quotidienne ; le lieutenant avait pris dans ses bagages un fusil de chasse qu’on lui avait envoyé un peu avant son départ de Tauris, et, accompagné du fonctionnaire arménien, qu’on appelait Tikrane-Effendi, il sortit pour essayer la portée de son arme. Pendant que la vieille dame s’installait sur des coussins, miss Blandemere s’assit devant l’entrée largement ouverte de la grande tente carrée. Elle vit l’ordonnance de Stewart courir à l’extrémité de la plaine et y planter une haute perche, surmontée d’une planche de bois ; c’était la cible des tireurs. L’Arménien visa le premier, et manqua le but. Le lieutenant ne fut pas plus heureux ; soit que son adresse ordinaire lui fît défaut ce jour-là soit que la cible fût trop éloignée, il ne put parvenir à mettre une seule balle dans la planche, et parut mortifié de cet insuccès.

En détournant ses regards vers le côté opposé de la plaine, Lucy aperçut un petit groupe de voyageurs qui s’était arrêté au bord du chemin, en plein air. L’un d’eux portait le fez et la redingote de Constantinople ; les autres semblaient vêtus assez pauvrement, comme des paysans du canton. Ils regardaient curieusement et avec un peu d’ironie les inutiles essais de l’officier. Bientôt, sur un ordre de son maître, l’un des paysans alla vers les chevaux, qui paissaient à quelque distance, détacha d’une selle un fusil incrusté de nacre, long comme une canardière, et l’apporta. Le maître ouvrit le bassinet, l’essuya avec l’ongle, renouvela la poudre de l’amorce, et attendit patiemment que Stewart et Tikrane suspendissent leur fusillade. Alors il s’agenouilla le long du chemin, fit un petit tas de